Anish Kapoor, Subodh Gupta, Sarnath Barnejee… Les artistes indiens d’aujourd’hui ont assimilé les codes occidentaux pour mieux raconter l’Inde actuelle. Une Inde en pleine évolution, loin des clichés dans lesquelles le monde cherche parfois à l’enfermer.
A quoi ressemblerait l’art indien aujourd’hui ? Quelle radiographie peut-on en faire ? Il faudrait peut-être aussi s’interroger sur la vision occidentale de l’Inde, comment elle est formatée et comment y répondent les artistes de ce sous-continent. Car il faut le reconnaître, depuis dix années que l’art indien est visible en Europe, les attentes et leurs lots de clichés visuels ont aussi sûrement modelé la production. Qu’attend-on de l’art indien ? Voilà qui pourrait être la question à poser aux visiteurs des expositions qui se multiplient au mois de juin sur cet art lointain qu’on désirerait largement exotique, au goût indien largement prononcé.
Les leaders du marché
Bien qu’il soit britannique et lauréat du prix Turner en 1991, Anish Kapoor (né en 1954) [actuellement sous les verrières du Grand-Palais, lire p. 36] a largement contribué à la visibilité de l’art indien et, involontairement, formaté une certaine attente du public et de la critique occidentaux. Les « notes » indiennes de son travail mondialement connu – pigments violemment colorés, métaux rutilants, nature méditative de dispositifs démesurés – sont devenues le mètre étalon d’une production qui doit « jouer sur le double registre du contenu indien et de la forme transnationale » selon la commissaire d’exposition Kavita Singh.
Cette qualité, on la retrouve incontestablement chez Subodh Gupta (né en 1964), maître de l’accumulation d’ustensiles ménagers en Inox et aluminium, des sculptures clinquantes et narratives, ultra-visuelles, qui font le bonheur de supercollectionneurs comme François Pinault qui exhibait un temps une tête de mort rutilante sur l’embarcadère vénitien du palais Grassi. Avec ces matériaux, Gupta a parfaitement répondu à une vision postcoloniale de la production indienne par les Occidentaux comme le souligne Zehra Jumabhoy, critique d’art à Bombay en 2009 : « Il y a deux ans, Gupta était applaudi par la presse internationale pour son usage de matériaux soi-disant ethniques – Inox, bouse de vache, laiton. Mais dernièrement, on lui a reproché l’emploi excessif de ces mêmes indicateurs culturels. Où se situe la démarcation entre le « suffisamment indien » et l’« international » ? » Le débat reste vif en effet, car à côté de cet art truffé de matériaux symboliques et médiateurs de l’Inde – cette fameuse articulation entre tradition et modernité dont on nous rebat les oreilles dès lors qu’on examine une scène éloignée, qu’il s’agisse du Japon ou de l’Afrique – d’autres artistes créent des œuvres où l’indianité est différemment flagrante.
Bharti Kher (née en 1969), leader du marché de l’art contemporain indien avec une œuvre ayant dépassé en salle des ventes le million de dollars l’an dernier, compose tout autant avec quelques-unes des images hypersymboliques de l’Inde : le bindi (point rouge apposé sur le front et représentant le troisième œil) devenu sa marque de fabrique, des couleurs vives, l’accumulation se prêtant à l’expression du surnombre et de la démesure du sous-continent, et l’artisanat.
Mais là où son mari Subodh Gupta a fini par se laisser aller à la facilité de l’illustration, Kher choisit une voie critique qui fraye du côté du politique et de la société. Son usage du bindi accumulé dans des peintures abstraites ou mu en spermatozoïde et recouvrant des éléphants à l’échelle 1, lui permet d’interroger tour à tour le statut de la femme en Inde, l’identité culturelle et l’immigration. Née à Londres, Kher s’est installée à New Dehli et, depuis, analyse sans cesse ce double déracinement, cette indianité recomposée, influencée par l’Occident, mais largement singulière et s’enorgueillissant d’une culture millénaire. La génétique avec des hybridations monstrueuses ou l’écologie passent aussi sous le scalpel de ses installations acides, car « l’art contemporain indien est extrêmement commun », analyse le critique d’art anglais Sean O’Toole, « il révèle les mêmes désirs d’influence ».
Nouvelle garde
Lorsque Ravi Agarwal (né en 1958) filme la dilution d’encre de Chine dans un verre d’eau jusqu’à complète coloration du liquide (Polluted Waters, 2006), que Prajakta Potnis (né en 1980) photographie des moisissures, que Kiran Subbaiah (né en 1971) évoque les affres de la gravité, la simple scène relève de l’universel et nul ne verrait l’intérêt de coller le label « made in India ». Mais lorsqu’Agarwal documente la déréliction des constructions le long d’un fleuve ou les effets de la mondialisation sur les populations laborieuses, alors oui, le regard change et s’imprime d’une curiosité parfois teintée d’accents ethnologiques. Certains artistes se méfieront alors de laisser transparaître une telle indianité, mais ils sont plus nombreux à assumer cette identité et à en cultiver les symboles (parfois ad nauseam il faut l’avouer).
Sarnath Banerjee (né en 1972) se sert du dessin pour représenter les mutations sociales accélérées par la libéralisation et la globalisation. Krishnaraj Chonat (né en 1973) emprunte à l’artisanat de perle son savoir-faire pour réaliser des installations critiquant le goût des nouvelles classes sociales et leurs abus du clinquant et du toc. Sur cette scène largement hétérogène du fait de la disparité géographique du sous-continent et de ses différences culturelles, les femmes assument parfaitement le rôle d’artiste et sont plutôt nombreuses. Sheela Gowda (née en 1957) va autant réaliser à partir d’images de presse des aquarelles narratives représentant des scènes d’émeutes que des sculptures monumentales de fils et d’aiguilles exprimant les souffrances des ouvriers textiles surexploités en Inde. Et Sakshi Gupta (née en 1979) accumule des plumes, des rouages de métal, des cadenas, autant de pistes pour évoquer l’empreinte industrielle qui permet à son pays son expansion économique, mettant sous pression de larges pans de la société.
L’accumulation pour le nombre au détriment de l’individu, le recyclage pour illustrer ce carrefour qu’est devenue l’Inde en à peine trente années, les métaphores sont largement répandues dans la pratique de la sculpture (Valay Shende) ou du dessin (N.S. Harsha).
Une Inde puissance mondiale
Les artistes indiens sont aujourd’hui autant capteurs, médiateurs que diffuseurs d’une culture qui a parfaitement assimilé les canons occidentaux pour mieux les métaboliser. Les artistes indiens racontent l’Inde d’aujourd’hui, en pleine transformation, hybride jusqu’au monstrueux, une Inde prosaïque qui échappe aux images d’Épinal des enluminures et de Bollywood, bien que les spectateurs occidentaux se plaisent à cantonner un peu trop souvent les artistes indiens dans ce registre. Bien sûr, il faut reconnaître qu’il existe une esthétique indienne, Pushpamala N. (née en 1956) s’est mise en scène en tragédienne à la mode des grandes heures des studios de Bombay. Atul Dodiya (né en 1959) récupère l’imagerie populaire des affiches, des peintures murales dans un mixage figuratif étourdissant. Deux exemples typiques d’une génération née dans les années 1950.
Quant au médium photographique, il semble le moins plébiscité, anecdotique par rapport aux grandes installations, aux peintures et dessins figuratifs, à la sculpture monumentale. À l’exception du remarquable travail photographique de Danyata Singh sur les familles privilégiées indiennes, puis de la réalisation d’un musée portatif ou d’une série de portraits de femmes de Goa, que l’on retrouve au Mac de Lyon, au Centre Pompidou, mais aussi dans l’exposition internationale de la Biennale de Venise, l’utilisation du photographique demeure ponctuelle dans les longues enquêtes écologiques de Ravi Agarwal ou dans la documentation de performance de Nikhil Chopra.
Difficile donc de ne pas dresser un portrait contrasté de la scène artistique contemporaine indienne, scène solide, innervée par des revues d’art, des collections privées, un réseau de galeries commerciales. L’art contemporain indien s’affirme dans sa maturité, parfaitement polarisé sur les enjeux internationaux. Il est le reflet de l’Inde actuelle, une puissance mondiale.
Musée d’art contemporain de Lyon, jusqu’au 31 juillet 2011, www.mac-lyon.com
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L’art contemporain au-delà des archétypes
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : L’art contemporain au-delà des archétypes