Histoire de l'art

L’Apocalypse dans l’art

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 9 janvier 2021 - 1129 mots

En cette période de pandémie, le thème de l’Apocalyspe jaillit pour tenter de décrire les peurs qui nous animent. Nombre d’artistes ont été inspirés, dans le passé, par cette thématique.

Joseph Mallord William Turner, Le Négrier, 1840, huile sur toile, 90 x 122 cm. © Musée des Beaux-Arts de Boston
Joseph Mallord William Turner, Le Négrier, 1840, huile sur toile, 90 x 122 cm.
© Musée des Beaux-Arts de Boston

Apocalyptique le Covid-19 ? Indiscutablement. Au moins selon le sens que ce terme a pris dans les médias. Utilisé sans nuances, le mot « apocalypse » a perdu de sa puissance, a subi en quelque sorte une érosion. Ce synonyme de catastrophe universelle, d’annonce d’un événement destiné à marquer de façon cataclysmique l’histoire de l’humanité, s’est transformé pratiquement en un lieu commun.

C’est oublier les racines théologiques de l’Apocalypse, dont la source principale fut le titre d’un texte du Nouveau Testament, habituellement attribué par l’Église à saint Jean l’Évangéliste. C’est oublier aussi qu’étymologiquement le mot signifie « révélation ou dévoilement de secrets divins » et donc promesse d’un autre monde. Selon l’interprétation donnée, « apocalypse » peut prendre deux sens : dans l’une des acceptions, on insiste sur la promesse d’un règne de mille ans de bonheur à venir, dans l’autre, sur le Jugement dernier, précédé par un combat titanesque du bien contre les forces du mal. C’est plutôt la seconde signification de ce terme, extraite de son contexte religieux, qui s’est enracinée dans le langage courant. Attachée aux différents fléaux qui frappent l’humanité, désormais « apocalypse » est devenue une expression générique pour des situations caractérisées par le désordre, voire l’incertitude.

Représenter l’Apocalypse

Dans le domaine artistique, un regard sur le passé nous enseigne que l’Apocalypse fut représentée d’après un programme iconographique précis, toujours selon un schéma numérique septénaire. Ces descriptions prophétiques sont une source d’inspiration inépuisable grâce l’extraordinaire richesse des thèmes qui laissent aux créateurs infiniment plus de liberté que les scènes bibliques habituelles. Il suffit de mentionner quelques-unes des figures évocatrices qui évoluent dans ce récit mystique comme le Livre aux sept sceaux, les Quatre Cavaliers, la Grande Prostituée de Babylone, le Dragon ou les Bêtes de la terre et de la mer, pour comprendre en quoi « le caractère étrange des visions qu’[il] contient, le symbolisme poussé, parfois même incohérent, qui les exprime, l’allure dramatique des scènes grandioses qui sont évoquées, contribuent à faire de cet ouvrage une véritable énigme », (Jean Hadot, Encyclopédie Universalis).

Il serait trop long de faire la liste des différentes représentations de l’Apocalypse depuis son apparition dans l’art chrétien, d’autant que la distinction entre ce thème et ceux du Jugement dernier ou de l’Enfer est loin d’être évidente. Un constat : la présence accrue de ces images dans des périodes de trouble – famines, guerres, épidémies – comme une manière d’apaiser la colère céleste. Ainsi, l’immense tapisserie de l’Apocalypse – plus de cent mètres – située au château d’Angers, est commandée en 1375, pendant la guerre de Cent Ans, et un an après les débuts de la peste noire en Europe. C’est surtout au Moyen Âge que l’Apocalypse se voit déclinée en fresque, vitrail, enluminure ou figurée au tympan des églises (le portail de la basilique Saint-Pierre de Moissac).

Plus tardive est la célèbre suite des quinze xylographies d’Albrecht Dürer (1498-1511) illustrant le Livre de la Révélation. Réalisée sous la forme d’un livre largement diffusé, l’œuvre a inspiré de nombreux artistes, surtout en Italie et aux Pays-Bas. Puis, pendant quelques siècles, les diverses versions de l’Apocalypse, moins fréquentes, restent essentiellement dans le domaine religieux et conservent un répertoire d’images qui varie peu.

Le XIXe siècle s’affranchit des textes sacrés

Ce n’est qu’au XIXe siècle que les artistes commencent à prendre des libertés avec une iconographie figée et empruntent davantage au sublime, au fantastique et au tellurique qu’à la tradition ecclésiastique. Quoique, parfois, ces deux domaines se chevauchent. Ainsi, chez John Martin (Les Anges déchus pénétrant dans le Pandemonium, 1840), l’Enfer est un« prétexte au déploiement de mille nuances de rouge […] où, emportés par le chaos universel, les peuples s’abîment dans […] les gouffres béants de la fin du monde » (Jean Clay, Le Romantisme, Hachette, 1980). Ailleurs, William Blake exécute un ensemble de scènes fantastiques de l’Apocalypse, dont le terrifiant Grand Dragon rouge et la femme vêtue de soleil (1805), qui annoncent déjà le symbolisme sombre d’Odilon Redon et d’Alfred Kubin. Plus étonnant encore est l’œuvre de Turner, Le Bateau négrier (1840), en apparence un récit de noyade tragique. Mais, en même temps, les tourbillons d’eau qui se déchaînent et la flambée de rouge qui incendie l’horizon peuvent être interprétés comme la réalisation d’un projet de jeunesse de l’artiste, illustrant la phrase de l’Apocalypse : « Et l’eau devient sang ». Plus proche de notre sujet, Arnold Böcklin offre avec La Peste (1898) une image emblématique de la Mort qui fauche tout sur son passage.

Pour les romantiques et pour les symbolistes, l’Apocalypse est un sujet idéal pour l’exploration d’une cosmogonie subjective dans le climat pessimiste de la fin du siècle. Émancipée de ses sources, elle reste néanmoins à mi-chemin du visuel et du visionnaire.

Destruction ou espoir

Avec l’expressionnisme, on retrouve le double sens de l’apocalypse : à la fois une destruction et une régénération, porteuse d’un espoir radical. Destruction avec Ludwig Meidner et ses six paysages urbains apocalyptiques exposés en 1912 – un seul toutefois portait explicitement ce titre. Le sentiment d’éclatement s’amplifie ; une foule se disperse dans l’effroi et le chaos d’une ville qui se décompose. Espoir chez Vassily Kandinsky et Franz Marc, les deux acteurs principaux du groupe Cavalier bleu (Blaue Reiter), qui développent un discours riche de visions apocalyptiques aux aspirations messianiques. Avec Kandinsky, le spirituel est souvent teinté d’accents religieux : les titres comme La Résurrection (1910) ou Les Cavaliers de l’apocalypse (1914) en témoignent.

Toutefois, le cataclysme de la Grande Guerre, puis ceux de la Seconde Guerre mondiale, de l’Holocauste et d’Hiroshima font descendre l’Apocalypse sur – et sous – terre. De même, les éruptions volcaniques, tsunamis, tornades, éboulements dont l’origine n’est plus attribuée à une quelconque force divine forment un maelström de la destruction face à la faiblesse de l’homme.

Ainsi, toute représentation hypothétique de la pandémie récente échappera difficilement à une vision du monde actuel où « le futur, qui jadis nous fascinait, car chargé de promesses, se révèle désormais lourd de menaces apocalyptiques » (Miguel Benasayag, Le Mythe de l’individu). Surtout, le mysticisme ésotérique de l’Apocalypse biblique se voit remplacé par des idéologies nébuleuses – la collapsologie, l’hiver nucléaire, la théorie du complot, une cabale mondiale –, un ensemble de litanies de la dernière heure qui prétend identifier une instance cachée et malfaisante, responsable des maux dont nous souffrons. Si dans le passé l’apocalypse n’était jamais séparée de l’utopie – certes religieuse –, la mode aujourd’hui est aux dystopies. Sans partager le concept qui veut que les crises soient fécondes pour la création, il faut souhaiter que l’art post-Covid sache mettre en scène un monde susceptible de se reconfigurer et non un monde en perte de repères et privé d’horizon. Un vœu pieux ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°558 du 8 janvier 2021, avec le titre suivant : L’Apocalypse dans l’art

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