VIENNE / AUTRICHE
En 2019, Pieter Bruegel (v. 1525-1569) sera mort depuis quatre cent cinquante ans. Un prétexte calendaire qui donne lieu à de nombreuses célébrations, dont celle – éblouissante – du Kunst Historisches Museum de Vienne. Décryptage d’une œuvre de feu.
En 1551, le nom de Pieter Bruegel apparaît dans les archives de la guilde de Saint-Luc, à Anvers. Tout aspirant peintre ayant, dans cette prestigieuse confrérie, entre 20 et 25 ans, le jeune Bruegel doit être né aux alentours de 1525-1530. C’est tout. Rien d’autre pour dater la naissance d’un homme. Comme si la venue au monde n’était pas organique, mais artistique. Comme si l’origine du monde se faisait toujours pinceau à la main.
Un voyage en Italie plus loin (1552-1554), Bruegel fournit à l’éditeur anversois Jérôme Cock des dessins afin qu’ils soient gravés, donc diffusés. Son sens de la profusion et du drame est déjà là ; son goût pour la fantaisie et la satire est déjà à l’œuvre, comme dans ses peintures, qu’il prend toujours soin de signer.
Réalisé en 1562, soit sept ans avant la mort de son auteur, Le Triomphe de la Mort prouve l’ascendance majeure des paraboles bibliques de Jérôme Bosch et atteste des préoccupations humanistes et maniéristes qui font de Bruegel un peintre de son temps, contrairement à l’idée longtemps répandue, notamment par Karel Van Mander, son premier biographe, d’un artiste pittoresque, voire picaresque, « choisi par la nature parmi les paysans pour représenter les paysans ».
Cette apocalypse panoramique, alternant le microscopique et le macroscopique, soumettant l’inconduite humaine à la sentence universelle, donne à voir une humanité effrayée – par ses fantômes, par ses fantasmes, par la Faucheuse et par son Destin. D’une insoluble morale, ce qui la rend peut-être encore plus magnétique, cette huile sur bois fut acquise par le condottiere Vespasien Gonzague avant de devenir l’un des joyaux du Musée du Prado, où elle se dérobe encore à toute tentative d’exégèse définitive. Folle peinture que cette œuvre ouverte – à l’ailleurs, à l’interprétation, au regard –, conçue au soir d’une vie ardente…
Pieter Bruegel n’est pas qu’un raconteur d’histoires ; la narration n’est pas son seul domaine. Il sait, comme tous ses confrères flamands, associer dans une même peinture le petit et le grand, le microcosme et le macrocosme, le proche et le lointain, le menu détail et l’horizon, la folie industrieuse et le déchaînement naturel.
Le peintre a ainsi conçu un vaste paysage qui, entre ciel et mer, par monts et par vaux, se déploie selon une ligne d’horizon haute. Mais l’éloignement n’interdit pas la précision. Pas de beauté atmosphérique ou de douceur ouatée, ici : on devine aisément l’embrasement progressif d’un ciel incendié, le relief de la côte, la silhouette ombrée du village, devant lequel brûlent des vaisseaux dignes de Turner, les arbres esseulés qui résistent encore aux flammes. Le constat est terrible. La mort rôde ici-bas, ici et là-bas, à nos pieds et au loin. L’horizon n’est pas une ligne de fuite, c’est une lame tranchante qui vient rappeler au regardeur qu’il n’est point de salut pour l’humanité débridée.
La mort n’a pas mille visages, elle n’en a qu’un – celui du squelette. Squelettes par dizaines, squelettes solitaires, squelette attrapant des proies humaines dans ses filets, comme le diable oiseleur, squelette décapitant, squelette fauchant, squelette qui chevauche une monture tirant une charrette pleine de crânes, squelettes tautologiques jouant au jeu de la mort. Ici, l’atrocité rejoint le risible : un roi sans divertissement voit sa fortune dépouillée par un squelette paré de son armure ; un cardinal ivre ou mort titube dans les bras d’un squelette, coiffé du même chapeau de prélat ; un homme est égorgé par un autre, vêtu de son cilice, cette tunique de crin que portaient les pèlerins pour se mortifier. La mort imite la vie, les morts singent les vivants. À moins que ce ne soit l’inverse, de telle sorte que, dans cette gigantesque vision eucharistique, Thanatos semble le frère siamois d’Éros, son côté sombre, son revers noir. Est-ce à dire que l’humain serait damné dès sa naissance, ainsi que le suggère ce chien efflanqué reniflant un nourrisson ?
Quel salut au cœur de cette mort omniprésente ? Comment échapper à cette Faucheuse qui semble n’oublier personne ? La table ronde de trictrac, recouverte d’un voile à la virginale blancheur, serait-elle une planche de salut ou un radeau circulaire au milieu de cette tempête macabre ? Le noble, qui dégaine son épée contre une mort qu’il cherchera en vain (puisqu’elle loge dans le crâne entreposé derrière lui dans la corbeille), est à lui seul une réponse : qu’il abdique ou qu’il combatte, qu’il hurle ou qu’il se cache – comme le fou sous la nappe –, l’être humain ne se soustraira pas à la punition dernière. Dans l’angle inférieur droit du tableau, un homme chante un madrigal à une femme. Sourd à l’apocalypse environnante (la faute à la cithare, peut-être), le couple n’en voit rien non plus. L’amant n’a d’yeux que pour l’aimée, qui baisse les yeux. Serait-ce là le viatique ? Pas sûr si l’on veut bien regarder le squelette qui les toise, muni d’une cynique viole d’où sortent déjà les premières notes d’une marche funèbre…
Non loin des cohortes de squelettes affrontant une gigantesque grappe humaine, laquelle pénètre dans une boîte immense aux allures de corne d’abondance ou de trappe lugubre, une tour attire le regard par son énigmatique noirceur et son étrange incandescence. Épicentre de l’apocalypse, cette bouche de l’enfer n’est autre qu’une « image potentielle » anthropomorphique, pareille à celles des livres de l’enfance : en effet, son profil droit évoque un visage médusé – yeux et bouche illuminés – tandis que le gauche suggère un profil grimaçant. Ce stratagème optique, que Jérôme Bosch conçut également pour son Chariot de foin (vers 1515), répudie toute lecture rapide et impose à l’œil un véritable décryptage. Ce que l’on croyait évident peut à tout moment se révéler différent, voire dangereux. Impossible de tenir le réel pour visible et le monde pour acquis. La mort peut tromper et triompher en tout lieu. Par conséquent, le regardeur est devant ce tableau comme les damnés en son sein : menacé de toutes parts.
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Le Triomphe de la Mort de Pieter Bruegel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Le Triomphe de la Mort de Pieter Bruegel