L’exposition d’Ensor à Bosch, à Bruxelles, couvre cinq siècles d’art flamand. Nous avons choisi trois chefs-d’œuvre correspondant aux périodes les plus fastes de cette longue histoire : l’âge d’or des « primitifs » flamands, le baroque, et la fin du XIXe siècle.
Jérôme Bosch : terreurs et enchantements de l’Apocalypse
Ce triptyque (1450) est probablement un retable destiné à un autel. Les trois parties correspondent au schéma traditionnel du thème : au centre, l’apparition du Christ juge qui revient à la fin des temps pour juger l’humanité ; à sa droite, les élus arrivent au paradis ; à sa gauche, les damnés sont conduits en enfer.
Mais au-delà de ce schéma, le traitement du thème est totalement original. Dans les représentations médiévales, et chez les aînés de Bosch (comme Rogier Van der Weyden), la partie centrale montrait la résurrection des morts, et éventuellement la pesée des âmes. Rien de tel ici. Le Christ fait irruption dans un monde littéralement fou, qui fourmille de scènes et de créatures délirantes, et qui est déjà l’enfer. Les trois « lieux » sont d’ailleurs unifiés par un horizon commun qui établit une continuité spatiale, mais aussi morale : cette continuité suggère que c’est ici et maintenant, dans le présent de sa conscience et de ses actes, que l’homme joue son destin dans l’au-delà. Les trois quarts de l’image sont dévolus au mal et à l’enfer, contre un quart pour le paradis, encore celui-ci compte-t-il peu d’élus : l’artiste (et le milieu où il évoluait) était bien pessimiste. Beaucoup de ses contemporains croyaient en effet que la fin du siècle correspondrait à l’Apocalypse et à la fin du monde.
Le séjour enchanteur peint par Jérôme Bosch, avec sa fontaine d’où naissent les quatre fleuves du paradis, est celui d’où Adam et Ève furent chassés, au commencement des temps. Après le Jugement dernier, les élus y finissent de se purifier avant de rejoindre le royaume des cieux. Le cycle du temps et de l’histoire est ainsi bouclé. L’artiste a parsemé ces contrées paradisiaques d’inventions aberrantes et exquises : la nef qui transporte les âmes est un vaisseau organique, sa coque est couverte d’écailles de poisson et sa proue, où sont juchés les anges joueurs de trompette, est d’ailes d’oiseau. Au fond, tel un utérus géant, une énorme baie rouge contient une myriade de petits corps pressés comme des graines. Au premier plan, un élu grimpe sur une fleur monstrueuse pour attraper, semble-t-il, un petit rameau avec un fruit. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? On sait que l’artiste s’inspirait des motifs fantaisistes qui couraient en marge des enluminures médiévales ; et qu’il mettait en image, en les prenant au pied de la lettre, les dictons et autres expressions familières du langage courant. Mais malgré les multiples interprétations tentées par les historiens, l’iconographie de Jérôme Bosch reste énigmatique. La grâce absolue de ces images, leur puissance poétique, semblent défier toute explication définitive.
Van Dyck : un lamento baroque
Le XVIIe siècle aux Pays-Bas est marqué par les conflits religieux. Si le Nord, qui deviendra la Hollande, est majoritairement protestant, les Flandres sous domination espagnole sont farouchement catholiques. Grâce au génie de Rubens, la peinture religieuse atteint une inégalable splendeur. Jusqu’à encore aujourd’hui, l’ombre de ce géant continue d’obscurcir la gloire de Van Dyck, qui fut son élève, et presque son égal. Son dessin est plus élégant, son coloris plus tendre et plus sensuel, vibrant comme celui des maîtres vénitiens. Et sa technique picturale, plus souple. La dramaturgie baroque, exubérante chez l’un, prend chez l’autre des accents plus intériorisés, méditatifs.
Cette Lamentation (1635) était la prédelle d’un retable peint pour la chapelle de Notre-Dame des Sept douleurs, dans l’église des récollets d’Anvers. La prédelle est le panneau de format allongé qui prenait place sous la partie centrale d’un retable. L’épisode de la lamentation (on dit aussi déploration) s’inscrit entre la descente de croix et la mise au tombeau. Ce thème apparaît au XIVe siècle, à un moment où l’on ressent le besoin d’interpréter les événements sacrés à travers le prisme des émotions humaines. Le groupe de personnages habituellement réunis autour du cadavre du Christ est ici réduit à Marie et à saint Jean qui montre la plaie aux deux anges éplorés. Le format allongé des prédelles se prête à un tel sujet. Mais il fallait aussi mettre en relief la douleur de Marie. Le face-à-face poignant et solitaire de la Vierge avec son fils mort, qui est une de ses sept douleurs, faisait généralement l’objet d’une représentation spécifique, la « Vierge de pitié » ou « pietà ». En plaçant le corps allongé sur les genoux de la Vierge, l’artiste fond les deux thèmes en un seul. Mais il fait beaucoup mieux que ça.
Une croix vivante
La mère et le fils sont enfermés dans le même contour qui les isole des autres figures au second plan. Le corps raidi du Christ forme avec les bras écartés de sa mère une véritable croix, comme si la crucifixion se continuait dans le corps et le cœur de Marie. La composition est déterminée par une longue ligne descendante qui suit le contour du corps livide jusqu’à l’angle inférieur, et renforce
le sentiment de tristesse oppressante créé par les tonalités de neige et de cendre. Dans cette ambiance recueillie et funèbre, le geste de la Vierge éclate comme un grand cri.
Ensor : une imagination peuplée de rêves
Les dernières décennies du XIXe siècle sont un nouvel âge d’or pour la peinture dans un pays nouveau : la Belgique en tant que nation ne fut créée qu’en 1830. À Bruxelles à partir de 1883, une association d’artistes, les XX, réunit les forces vives de la création artistique belge, et accueille les peintres étrangers les plus novateurs. Le néo-impressionnisme fait des émules (Théo Van Rysselberghe). Le symbolisme trouve en Belgique quelques-uns de ses grands représentants (principalement Fernand Khnopff). Et plusieurs personnalités aussi puissantes qu’atypiques apparaissent : Félicien Rops, James Ensor. Cette toile date de l’année même (1889) où Ensor acheva son grand chef-d’œuvre, L’Entrée du Christ à Bruxelles que la Belgique laissa malencontreusement filer à l’étranger.
Un bric-à-brac de motifs
Tout au long de sa vie, Ensor s’est inspiré de l’univers de son enfance, la boutique de ses parents, à Ostende, où l’on trouvait toutes sortes d’objets fantaisistes, animaux empaillés, coquillages, plantes marines, jouets de plage, masques de carnaval. Tout ce bric-à-brac se retrouve dans son œuvre. Les masques en particulier deviennent un véritable leitmotiv, et apparaissent dans de multiples peintures, gravures et dessins. Couplés, bien souvent, à des personnages à tête de mort, ou à de petits monstres sortis des enfers de Bosch, ils forment une population ricanante et sinistre, qui reflète la vision critique d’un artiste sensible aux inégalités et aux drames sociaux. Mais ces masques possèdent leur valeur plastique et poétique propre, et correspondent aussi à des obsessions personnelles.
On aurait tort cependant de réduire l’œuvre d’Ensor à une thématique, même dominante, et à la seule efficacité de ses images. Ce serait ignorer son exceptionnelle qualité picturale. Dès les premiers intérieurs peints dans sa jeunesse, Ensor manifeste en effet une très vive sensibilité à la matière, à la couleur et à la lumière, qui le conduit parfois à dissoudre presque entièrement ses motifs, comme
Turner à la fin de sa vie, ou comme le Monet des Nymphéas, dans l’épaisseur d’une matière nacrée et les irisations de la couleur. C’est le cas dans ce Théâtre de masques, où ne surnagent que quelques rares signes figuratifs. Lorsqu’en 1928 on lui demande de définir la genèse de son art, Ensor évoque l’influence de la mer sur son « imagination peuplée de rêves » : « formes ou figures palpables, nourries et baignées d’atmosphère ; corps venus du large ; lignes soufflées, formées et dessinées par les vents ; couleurs vivifiées par les brises ; gestes magnifiés et déformés par les mirages... »
L’exposition retrace l’histoire de trois grands musées belges : le Groeningemuseum de Bruges, le Musée royal des beaux-arts d’Anvers, et le musée des Beaux-Arts de Gand. Ces trois institutions sont liées par un partenariat structurel, auquel on a donné le nom de Vlaamsekunstcollectie (collection d’art flamande) et qui les engage à un certain nombre d’actions en commun (inventaire, restauration, analyse scientifique, banque d’images, expositions, éducation...). De nombreuses œuvres sorties des réserves, mêlées à quelques-uns des fleurons de ces trois musées, et à quelques prêts (en tout quelque 140 œuvres) donnent un vaste aperçu de la peinture flamande, du xve au xxe siècle. « Collections d’art en Flandre : d’Ensor à Bosch » se déroule du 15 juin au 11 septembre, du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarif : 9, 8,1 et 7 euros. BRUXELLES, palais des Beaux-Arts, 23 rue Ravestein, tél. 33 02 507 84 44, www.bozar.be
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Richesse de l’art flamand
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°571 du 1 juillet 2005, avec le titre suivant : Richesse de l’art flamand