Trois ans après les émois de « Sensation ! », la Royal Academy de Londres s’apprête à refaire parler d’elle en réunissant treize artistes contemporains sur le thème de l’Apocalypse. Élargie au-delà du cercle des young British artists, « Apocalypse : beauté et horreur dans l’art contemporain » apparaît comme une sélection d’œuvres utilisant la « violence comme matière », comme nous l’expliquent Norman Rosenthal et Max Wigram, les deux commissaires de l’exposition.
LONDRES (de notre correspondant) - Avant de susciter l’année dernière l’indignation du maire de New York, Rudolf Giuliani, “Sensation !” avait attiré en 1997 300 000 visiteurs à la Royal Academy et accéléré le départ à la retraite de trois de ses membres. “Apocalypse : beauté et horreur dans l’art contemporain” semble aussi promis à un bel avenir médiatique : Fucking Hell 2000, de Jake et Dinos Chapman est une sculpture en forme de croix gammée, composé de 10 000 personnages, et La Nona Ora (la neuvième heure), de Maurizio Cattelan, représente Jean-Paul II écrasé par une météorite. En tout ce sont treize artistes internationaux (Wolfgang Tillmans, Jeff Koons, Mariko Mori, Tim Noble et Sue Webster, Darren Almond, Angus Fairhurst, Chris Cunningham, Richard Prince, Gregor Schneider, Luc Tuymans, Mike Kelley, Maurizio Cattelan et les frères Chapman) qui occupent chacun une salle individuelle. Basée sur la prophétie de saint Jean, description de la terreur préalable à 1 000 ans de bonheur et à l’avènement de la Jérusalem céleste, l’exposition entend refléter une réalité désordonnée. Jake et Dinos Chapman répondent ainsi violemment à l’Holocauste, et la maison labyrinthique de Gregor Schneider évoque un état d’aliénation dans un environnement familier. Nirvana écœurant, le Dream Temple (le temple du rêve) de Mariko Mori apparaît lui comme une invitation à retrouver les hauts et les bas de la vie quotidienne.
Commissaires de l’exposition, Norman Rosenthal (chargé de la programmation de la Royal Academy) et Max Wigram (artiste et commissaire d’expositions à l’Independant Art Space et à l’Institut d’art contemporain de Londres) se sont déjà fait remarquer l’été dernier à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris et Salzburg, en présentant la très “classe” exposition “Sex and the British”. Les deux compères s’entretiennent sur leur nouvelle manifestation.
Quel est le point de départ d’“Apocalypse” ?
Norman Rosenthal : Fucking Hell 2000 (Putain d’Enfer 2000) des frères Chapman. En découvrant leur œuvre j’ai failli m’évanouir. La pièce est comparable à un Bosch ou à un Bruegel. J’ai tout de suite su ce que j’avais à faire. Je ne savais pas quels seraient les artistes, mais la sculpture des Chapman est devenue une sorte de repère.
Max Wigram : Nous voulions replacer certaines choses qui s’étaient produites pendant “Sensation !”, mais à plus grande échelle. “Sensation !” était une exposition consacrée à des travaux britanniques, “Apocalypse” est dédiée aux idées qui ont persisté dans l’art britannique, “recontextualisées” dans un champ d’observation mondial.
“Apocalypse” serait donc le successeur de “Sensation !” ?
NR : Avec “Monet”, “Sensation !” est l’exposition de ces dernières années à avoir remporté le plus grand succès. La manifestation a donné un élan unique à la Royal Academy, mais recommencer n’est pas évident. J’avais l’idée de monter une grande exposition sur l’Europe, mais Londres aurait tellement dominé... Nous partons de l’idée que tout le monde pense en permanence à l’Apocalypse. La fin peut arriver à tout moment : un météore, un homme qui fait tout sauter, la bombe atomique, les OGM ou un épouvantable virus.
Selon le livre de l’Apocalypse, après la catastrophe vient le renouveau, un monde neuf et meilleur.
NR : C’est aussi un écrit incroyablement politique : la chrétienté contre l’Empire romain.
MW : Les considérations psychologiques et politiques du texte nous ont permis de rester dans le siècle en abordant l’histoire religieuse, de la recontextualiser. L’Apocalypse est une expérience quotidienne.
Comment s’est opérée la sélection ?
NR : L’exposition est construite à partir d’œuvres préexistantes, il ne s’agit pas de montrer mes artistes préférés.
MW : Nous essayons toujours d’arriver à un consensus, pas question de voter ou de compter les points. Jusqu’au mois de mars, nous avions une liste d’environ trente artistes et les choses se sont mises en place petit à petit. Certaines personnes s’étaient déjà engagées ailleurs, comme Charles Ray et Cady Noland.
NR : Nous espérions aussi pouvoir présenter Anselm Kiefer. Mais il est tout aussi important de laisser les choses se faire. Au final, nous avons l’impression qu’il s’agit de treize expositions individuelles. Nous voulons le beurre et l’argent du beurre.
Ne craignez-vous pas que l’aspect agressif d’“Apocalypse”, l’horreur plutôt que la beauté, ne domine l’exposition ?
NR : Les visiteurs n’ont pas tous accès à la même information. Ils ont des avis différents sur “le discours artistique”. Ils se rendront compte que nous ne faisons pas du sensationnel pour faire du sensationnel. Après tout, ce genre de questions ne se pose pas au cinéma, dans la littérature ou à l’opéra. Prenez Le Roi Lear de Wagner ! L’art ne traite pas d’une sociologie, d’une histoire ou d’une psychologie au rabais. Il s’agit de prise de position individuelle. Parce que les œuvres de Mariko Mori ou des Chapman sont idéologiquement complexes, elles peuvent être perçues comme n’étant pas correctes. On en revient à l’idée de politiquement correct. Intelligence (à la Tate Britain) est une très bonne exposition, avec des œuvres de qualité, mais tout cela reste très correct.
MW : Notre question sous-jacente est la suivante : “le choc est-il réel ou simulé ?” L’une de nos hypothèses est que la violence est une matière. Nous vivons dans un monde peuplé de “Poltergeist 5”, “Rocky-machin”... Des images d’une violence insoutenable sont partout. Les artistes ont compris comment aborder la violence en tant que matière, comment l’utiliser pour créer un effet intellectuel délibéré.
Le contexte de la Royal Academy importe-t-il vraiment dans la réception de ces œuvres ?
MW : On doit travailler avec ou contre ce lieu. Je ne pense pas que la Royal Academy confère à ces œuvres un caractère plus ou moins sérieux. Plus accessible, certainement. On ne peut espérer de meilleur espace pour présenter des œuvres. La Royal Academy ne reçoit pas d’argent public, l’espace fonctionne grâce aux associations caritatives et est géré par les artistes, et il n’y aucune collection permanente à prendre en compte. Nous pouvons peut-être nous permettre d’être plus audacieux.
NR : La Royal Academy va se positionner non pas comme un concurrent de la Tate, mais comme un autre grand théâtre de l’art, à l’image des couples formés par le Royal Opera House et le Coliseum, le Museum of Modern Art et le Guggenheim, le Centre Georges-Pompidou et le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. La Tate Modern a tellement changé l’écosystème culturel que nous sommes arrivés à la conclusion que nous devions présenter d’avantage d’art contemporain. J’espère que nous pourrons bientôt organiser de grandes expositions monographiques.
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Apocalypse : la bête à treize têtes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°111 du 22 septembre 2000, avec le titre suivant : Apocalypse : la bête à treize têtes