Victoria Noorthoorn, commissaire invitée de la 11e Biennale de Lyon, veut repenser la beauté dans l’art contemporain.
Victoria Noorthoorn vit à Buenos Aires, en Argentine. Après un passage au MoMA et au Drawing Center de New York, elle a été commissaire pour de nombreuses manifestations en Amérique du Sud : Salon national de Cali en Colombie, Biennale de Mercosul au Brésil… Elle est la commissaire invitée de la 11e Biennale de Lyon, qui se tiendra du 15 septembre au 31 décembre. Victoria Noorthoorn a tenu à commenter l’actualité en français.
Jean-Christophe Castelain : Comment avez-vous accepté d’être la commissaire de l’édition 2011 de la Biennale de Lyon ?
Victoria Noorthoorn : Cela n’a pas été facile d’accepter, car je savais que c’était un énorme défi. J’ai travaillé à l’international, notamment sur une grosse biennale au Brésil il y a deux ans. Mais je ne suis pas de ces commissaires qui courent le monde tous les jours. Je savais que je devais faire beaucoup de choses. J’ai finalement accepté. Mais j’avais toutes les raisons de ne pas le faire. Peut-être parce que je suis un peu folle ! [Rires] J’étais très surprise de l’invitation de Thierry Raspail [directeur artistique de la biennale]. J’ai beaucoup réfléchi, j’en ai parlé avec ma famille, car je connais les bouleversements qu’entraîne un tel projet. Je me suis mariée il y a un mois. J’ai aussi beaucoup discuté avec les artistes avec qui je travaille. Tous les commissaires ont une certaine dose d’inconscience.
J.C.C. : Que représente, pour vous, la Biennale de Lyon ?
V.N. : La Biennale de Lyon est pour moi la biennale la plus expérimentale dont j’ai entendu parler. C’est celle qui s’est sentie le plus responsable. Elle était très haute dans ma liste. Elle a pris beaucoup de risques, elle s’est engagée avec des commissaires formidables et toujours atypiques. Une biennale de cette stature donne un vrai panorama sur les voix fortes de l’art contemporain. C’est une opportunité unique de voir des travaux ambitieux d’artistes très engagés dans leur présent.
J.C.C. : Comment avez-vous procédé au début ?
V.N. : Je suis très lente dans mon travail. Par exemple, j’ai dit à Thierry Raspail que j’avais besoin d’un an pour présenter un projet. C’est quelqu’un d’extrêmement généreux. Je lui ai fait part de toutes les idées qui ont traversé mon esprit. Nous avons beaucoup échangé avec lui et son équipe. Je voulais savoir ce qui s’était passé dans les autres éditions. Thierry Raspail voyage beaucoup, plus que moi. Il voit toutes les biennales du monde. J’avais besoin de converser avec quelqu’un qui voyage beaucoup.
J.C.C. : À quoi sert une biennale ?
V.N. : Dans le meilleur des cas, une biennale sert à s’approcher du pouvoir de l’art, à s’approcher d’une pratique qui est rigoureuse. Il faut un esprit responsable pour se dire artiste ou commissaire. Je pense qu’il y a une grande confusion dans le monde d’aujourd’hui entre ce qui est de l’art ou pas. Tous ceux qui travaillent dans l’art, dont moi, ont une responsabilité sur les images qu’ils créent ou diffusent. Il y a un excès d’images dans le monde. L’art, ce n’est pas la création d’une image quelconque ; l’image produite a une certaine force, une raison d’être, qui est articulée de telle manière qu’elle positionne un discours fort, avec une certaine distance avec le réel. C’est cette distance avec le réel qui permet l’analyse.
J.C.C. : Tout n’est-il pas de l’art ?
V.N. : Non. Il faut rappeler que l’art possède un espace spécifique. On devrait mieux protéger l’espace de la création artistique. Je ne pense pas que, parce qu’une œuvre est présente dans un espace d’exposition, on puisse dire que c’est forcément de l’art, de l’art avec un A majuscule. Il faut gagner la majuscule ! Il y a beaucoup de gens qui se disent artistes et qui ne le sont pas. La société a créé un système dans lequel, quand on sort d’une école d’art, on se dit artiste. Mais, par exemple, ils ne prennent pas de risques. Le risque, pour moi, c’est une attitude, c’est inhérent à l’Art.
J.C.C. : Quels sont ces risques ?
V.N. : Tous les choix sont risqués. Le grand risque, c’est évidemment de se tromper. C’est une période particulière pour moi. Depuis un an je suis un peu déçue par le système de l’art contemporain. Les expositions répètent des formules : des présentations homogènes, des discours déjà entendus. C’est un moment de désillusion, on va voir des documentaires dans des expositions. La magie de l’art y est absente. C’est comme si l’art avait perdu sa force. L’invitation de Thierry Raspail m’est parvenue alors que j’étais dans ce moment de scepticisme. C’est formidable parce que la Biennale de Lyon est l’opportunité de dire le contraire. Le plus grand risque pour moi serait de n’avoir pas de courage et donc d’être rattrapée par tout ce que je ne veux pas du « système ».
J.C.C. : Qu’est-ce que le « système » ?
V.N. : Présenter toujours les mêmes artistes, les mêmes noms, c’est le White Cube comme mode de présentation ; chaque artiste a sa place, on ne s’occupe pas de qui est à côté, il n’y a pas de dialogue entre les œuvres ; l’esthétique du documentaire, une certaine asepsie, une ambiance « hôpital » , une distance avec le spectateur sont présentes. On oublie le corps du spectateur. Il faut avoir du courage pour faire le contraire.
J.C.C. : Le visiteur n’est-il pas habitué au « système » ? Ne risque-t-il pas de ne pas comprendre ?
V.N. : J’espère que non, qu’il va s’engager, qu’il va recevoir des émotions fortes. J’espère qu’il y aura de la polémique. Des gens en accord, en désaccord, des discussions.
J.C.C. : Vous écrivez, dans votre déclaration d’intentions, que vous avancez à l’aveugle. Est-ce à dire que vous n’avez pas de ligne directrice ?
V.N. : Ce texte, vous l’avez compris, sonne un peu comme une provocation. Cela veut dire que la biennale a été construite de manière organique. J’ai d’abord cherché les atmosphères des différents lieux de la biennale. En ayant ces atmosphères en tête, les œuvres ont commencé à s’imposer lors de mes voyages exploratoires. Prenons un exemple. Alors que je visitais le studio de Robert Kusmirowski en Pologne et que je voyais son travail, j’ai su immédiatement qu’il devait figurer au début de la Sucrière. Il pose un certain défi et crée une atmosphère particulière. Je ne savais pas encore qui allait côtoyer son œuvre. C’est au cours de mes voyages que les choses se sont mises en place. En fait, d’une certaine façon, je pense que les artistes s’invitent d’eux-mêmes quand ils sont nécessaires.
J.C.C. : Combien d’œuvres ont été conçues pour Lyon ?
V.N. : Beaucoup ! Dans la liste actuelle des 65 artistes présents et qui n’est pas encore complète – on devrait arriver à 70, voire 72 artistes –, il y a environ 45 œuvres nouvelles pour la biennale. Parfois je donnais aux artistes des pistes, un cadre. Par exemple, un étage de la Sucrière parle beaucoup de l’étrange, de la façon de regarder une chose d’une autre manière. J’ai invité des artistes qui travaillent sur ce thème. Cela n’a rien de nouveau pour eux. C’est naturel. Je leur montre les plans, je leur envoie des images des lieux. Je leur explique comment les visiteurs vont se sentir en entrant dans cet espace. Avec les créateurs, nous avons beaucoup travaillé sur l’effet de leurs œuvres sur les spectateurs.
J.C.C. : Qu’est-ce que la « terrible beauté », le sous-titre de cette édition ?
V.N. : Cela est tiré d’un vers du poète irlandais William Butler Yeats, composé après la sanglante insurrection irlandaise de 1916. Aujourd’hui, on pourrait penser la beauté comme un concept contradictoire en lui-même. On n’a pas besoin du mot « terrible ». Et quand j’ai trouvé ce vers dans le poème de Yeats, cela m’a paru une façon de repenser la beauté. Ce sous-titre évoque les contradictions d’aujourd’hui, les horreurs qu’on voit dans les journaux. Il y a aussi une situation d’espoir. Un moment agité d’espoirs et de douleurs. J’aimerais bien que Yeats soit un modèle pour les artistes de la biennale. Ce sont tous des artistes rigoureux, d’un fort engagement. Ils sont honnêtes et intègres. Ils n’ont pas d’autre motivation que de faire des œuvres puissantes.
J.C.C. : Quels seront les artistes français présents ?
V.N. : Il y en a évidemment plusieurs : Aurélien Froment, Julien Discrit, Laurent Montaron, Pierre Bismuth ou Robert Filliou, pour en citer quelques-uns. La liste n’est pas close. Je converse avec quatre commissaires français pour identifier d’autres artistes français. J’ai une énorme admiration pour de nombreux créateurs très connus. Mais je crois qu’à Lyon, qui est une biennale expérimentale avec un discours de risque, il faut montrer des personnes qui ne sont pas dans le circuit des biennales. Dans le cas de la France, c’est difficile, car le pays offre beaucoup d’opportunités à ses artistes – que vous, Français, ne savez pas évaluer à leur juste mesure. Donc c’est très difficile d’exposer des artistes français inconnus.
J.C.C. : Et il y aura, bien sûr, de nombreux Sud-américains…
V.N. : Oui, plus d’un tiers des artistes vient d’Amérique du Sud. Il y aura des artistes très connus au Brésil ou en Argentine, tels Augusto de Campos, Cildo Meireles, Jorge Macchi.
J.C.C. : Avez-vous été limitée par l’enveloppe budgétaire ?
V.N. : Non, mon budget est très raisonnable. Bien sûr, on voudrait toujours plus, mais cela reste généreux. Vous savez, je viens d’un pays toujours en crise. L’aide à la culture est faible. La France a toujours soutenu sa culture. Un exemple à suivre pour beaucoup.
J.C.C. : Qu’est-ce qu’un bon commissaire d’exposition ?
V.N. : Quelqu’un qui écoute les artistes, est ouvert pour travailler avec ceux qui ne sont pas immédiatement compréhensibles. Quelqu’un qui prend des risques, est responsable face à l’artiste et au public.
Du 15 septembre au 31 décembre 2011
Site web : www.biennaledelyon.com
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Victoria Noorthoorn : « J’espère qu’il y aura de la polémique, des discussions »
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Abonnez-vous dès 1 €Victoria Noorthoorn, commissaire de la 11ème Biennale de Lyon. © Photo Cristiano Sant'Anna
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°349 du 10 juin 2011, avec le titre suivant : Victoria Noorthoorn : « J’espère qu’il y aura de la polémique, des discussions »