Depuis bientôt vingt ans, le sort de la Biennale de Lyon est entre les mains d’un homme qui a porté à bout de bras le projet d’édifier un musée d’art contemporain et de créer un événement artistique d’ampleur internationale au bord du Rhône.
Après le succès d’« Octobre des arts », manifestation organisée annuellement entre 1984 et 1988, Thierry Raspail [alors conservateur au Musée des beaux-arts de Lyon] obtient le soutien nécessaire pour fonder une Biennale qui gardera l’identité que lui a voulue son créateur : une biennale d’historien. En 1991, tandis que le monde de l’art prend la mesure de la prédominance américaine et s’inquiète de l’exportation de l’art français, la première édition de la Biennale de Lyon contredit déjà les attentes. « L’amour de l’art » honore le dynamisme de la création en France. Avec soixante-neuf artistes et autant de pièces inédites, l’exposition présentée dans la Halle Tony-Garnier démontre la capacité de Lyon à faire émerger une scène diversifiée (de Fabrice Hyber à Gérard Garouste en passant par Sophie Calle) et à soutenir la production d’œuvres. Dressant un état des lieux avant les grands travaux, la première édition inaugure une trilogie qui propose une relecture de la création contemporaine à la lumière des avant-gardes. Un procédé pédagogique cher au conservateur qui déteindra sur ses commissaires invités : dès lors, la « biennale à contre-emploi », autrement dit, la rétrospective, sera sa marque de fabrique. En 2005, Nicolas Bourriaud récitera même la leçon dans le catalogue : « N’est-il pas nécessaire de revisiter le passé afin d’autoriser l’avenir ? » En 1993, « Et tous ils changent le monde », sous le commissariat de Marc Dachy, traduit les amitiés esthétiques d’un Raspail qui soutient l’acquisition d’œuvres Fluxus. George Brecht, Robert Filliou, John Cage ou encore Allan Kaprow écrivent une histoire de l’art qui n’a de cesse de redéfinir l’œuvre et de renégocier les frontières entre l’art et la vie. Cette filiation historique sert une théorie qui tranche dans le contexte dépressif de la postmodernité : « L’avant-garde a cru définir les bords, mais la création contemporaine l’a largement débordée. À la première, on a souvent prédit une descendance formaliste et stérile alors que la seconde dessine aujourd’hui un horizon d’attente illimité. » En 1995, à l’occasion du centenaire du cinéma, la Biennale, installée dans le nouveau bâtiment du MAC [Musée d’art contemporain], célèbre avec le même enthousiasme l’art vidéo contemporain en désignant la paternité de Wolf Vostell ou Nam June Paik. Ces trois leçons d’histoire de l’art traduisent la volonté de former le goût et la culture du public qui arpentera les salles du musée. Ce qui ressemble à une « mise à niveau » permet d’imaginer des projets exigeants, qui délaissent le mode prospectif de la biennale pour des expositions à valeur scientifique.
Commissaires invités
Ne manquaient plus que des grands noms pour conférer à la Biennale de Lyon une renommée internationale. Pour les quatrième et cinquième éditions, Thierry Raspail convie successivement Harald Szeemann et Jean-Hubert Martin. Le commissaire de l’exposition mythique « Quand les attitudes deviennent forme » (1969) se prête à un rôle de composition pour mettre en place un parcours sur le thème philosophique de « L’autre ». En confrontant les œuvres issues des dernières technologies à des productions associées à l’art brut, cette biennale fait encore office de manifeste : entendons que Lyon ne cédera pas à l’obsession du nouveau qui anime le marché de l’art et continuera à défendre l’élasticité du concept d’art, sans se référer à aucune norme. L’ode au pluralisme des formes se poursuit en 2000. Celui qui soulevait dix ans plus tôt au Centre Pompidou et à la Villette la question épineuse des cultural studies [études centrées sur les cultures minoritaires] appliquées au champ de l’art dans « Les magiciens de la Terre » tombe à point nommé à l’aube du nouveau millénaire globalisé. Son « Partage d’exotismes » achève d’abattre les frontières culturelles et ouvre un horizon créatif providentiel. Dernière étape de cette table rase des catégories, « Connivence », en 2001, traite de la convergence entre les disciplines en opérant des rapprochements inédits entre les arts plastiques, la danse, la musique ou encore les jeux vidéo. Le projet monté en un an teste une nouvelle formule de commissariat qui sera repris lors des trois éditions à venir. Délestant de son autorité suprême la figure du commissaire unique, ce dernier travaille désormais en équipe. Pour cette édition, Raspail donne sa chance à de jeunes critiques d’art comme Anne Bertrand ou Laurence Dreyfus : la Biennale aurait-elle besoin de fraîcheur ?
Accelération de l’histoire
La trilogie suivante est ainsi confiée à des équipes qui incarnent le dynamisme de la scène française : le Consortium de Dijon, la direction à deux têtes Nicolas Bourriaud-Jérôme Sans du Palais de Tokyo (Paris) puis l’omniprésent Hans Ulrich Obrist avec Stéphanie Moisdon, tous deux critiques d’art. En 2003, l’équipe Xavier Douroux-Franck Gautherot-Éric Troncy investit La Sucrière tout juste réhabilitée, avec toujours la volonté raspaillienne de faire histoire. Mais l’accélération de l’information qui gouverne le présent les oblige à conjuguer le futur antérieur. Dans « C’est arrivé demain », se démarquent surtout les amis des Dijonnais : Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster ou Philippe Parreno. En 2005, le titre peu saillant d’« Expérience de la durée » traduit encore l’exigence de maintenir le recul historique face à une actualité qui s’emballe. Alors que le grand jeu des biennales dicte le pas au monde de l’art, comment échapper à une frénésie qui flirte avec l’industrie du spectacle ? Le parcours de Sans et Bourriaud tient un équilibre ténu entre la stigmatisation et l’adhérence. On pense aux oiseaux carnivores de Kader Attia ou à l’avalanche de ballons de Martin Creed. Le dernier opus de cette série s’avouerait-il vaincu face à la cadence du monde de l’art ? En 2007, la tentative de faire « L’histoire d’une décennie qui n’est pas encore nommée » se solde par une vaste entreprise de délégation. Comme s’il n’était plus possible d’assumer ses propres choix curatoriaux, les commissaires confient à cinquante de leurs homologues la désignation pour chacun de l’œuvre de la décennie : une démonstration en acte de l’impossibilité pour le spectateur à identifier désormais un monde de l’art. La « règle du jeu », telle qu’elle est définie, refléterait même, avec une pointe de cynisme, celle qui régit le sort des artistes : celui-ci est définitivement entre les mains du curateur. En 2009, sur fond de crise financière, l’affection de Thierry Raspail pour un art à valeur d’usage semble redonner de l’entrain à une Biennale de Lyon qui retrouve une véritable thématique avec le projet soutenu par Hou Hanru. Mais le songe du jour où « l’art rendra la vie plus intéressante que l’art », tel que Raspail se plaît à citer Filliou, est encore loin. En effet, si la cause des sans-papiers, des mal-logés ou des victimes d’une démocratie défaillante se joue ici dans les confins du musée, serait-ce parce qu’elle ne peut plus s’exprimer ailleurs ? Dans cette hypothèse, cet art qui fait semblant de changer le monde ne ferait que nous annoncer que le monde n’est pas près de changer.
À LIRE : Les 100 artistes qui ont fait la Biennale de Lyon, hors-série de L’œil, 100 p., 9 euros.
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La fleur de l’âge
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°310 du 2 octobre 2009, avec le titre suivant : La fleur de l’âge