Tiers-Lieux

Tiers-lieux culturels, un grand flou artistique ?

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 15 novembre 2024 - 1145 mots

De la friche culturelle transitoire au café associatif qui accueille tous types d’événements, les tiers-lieux culturels ont largement essaimé en France au cours des dix dernières années sous les formes les plus diverses. Avatars 2.0 de l’éducation populaire, enfants de la crise ou nouveau modèle entrepreneurial ? Enquête sur un phénomène hybride.

La Cité Fertile à Pantin. © Adrien Roux
La Cité Fertile à Pantin.
© Adrien Roux

Comme « bobo » auquel il est parfois associé, « tiers-lieu » fait partie de ces mots dont l’omniprésence contraste avec une introuvable définition. Il est sûr que l’on tient là un phénomène dans l’air du temps : selon le Groupement d’intérêt public (GIP) France Tiers-lieux, on en dénombrait 3 500 sur le territoire national en 2023, alors qu’ils n’étaient « que » 1 800 cinq ans plus tôt. Associés aux espaces de coworking et aux FabLabs, ils accueillent toutes sortes d’activités, notamment culturelles. Bien que cette mixité d’usages soit leur premier attribut, elle les rend aussi difficiles à caractériser. « Si j’arrive à vous faire comprendre ce qu’est un tiers-lieu, c’est que je m’y suis mal pris », résume Nicolas Debaive. Pourtant, cet ancien chargé de projet au sein du Réseau des réserves naturelles de France reconverti en « entrepreneur culturel » connaît bien son sujet. En 2021, il a sillonné l’Hexagone à la découverte de 21 tiers-lieux culturels. L’étude publiée sur son site Internet Lepestacle.net, à l’issue de ce tour de France, décrit une myriade d’activités, de modèles économiques, de formes juridiques, confirmant au passage que les tiers-lieux se définiraient non par ce qu’on en dit, mais par ce qu’on y fait.

La forge de l'Association AY128 Les Usines à Ligugé (Vienne) © Les Usines
La forge de l'Association AY128 Les Usines à Ligugé (Vienne).
© Les Usines
Anatomie du tiers-lieu

Situés en ville ou en zone rurale, les tiers-lieux mêlent toutes les disciplines artistiques et associent toutes les étapes du processus de création. La plupart ont une forme associative, mais pas toujours. Leurs ressources proviennent aussi bien du bar, de la billetterie et de la location d’espaces que des subventions. Leurs budgets annuels vont de 20 000 à plus de 500 000 euros. Selon Nicolas Debaive, leur plus petit dénominateur commun est d’être « des espaces hybrides de coopération n’appartenant pas au secteur institutionnel et proposant une ou plusieurs activités culturelles, qu’elles soient au centre de l’histoire du lieu ou en périphérie. » En somme, pour « faire tiers-lieux », il n’y a pas de recette mais quelques ingrédients. Le premier d’entre eux relève d’une implication des usagers qui suppose de rompre avec la notion de programmation. « Les différents publics des tiers-lieux en sont également des contributeurs via le bénévolat, l’organisation d’événements et une participation à la gouvernance, explique Arnaud Idelon, journaliste, enseignant, responsable éditorial de l’Observatoire des tiers-lieux et cofondateur du tiers-lieu culturel Le Sample à Bagnolet. En cela, les tiers-lieux réalisent la promesse des droits culturels. » Leur caractère hybride permet aussi à leurs différents publics d’approcher la création autrement que dans la plupart des équipements culturels. « Souvent, les tiers-lieux culturels ne sont pas seulement tournés vers la production ou la diffusion, ajoute Arnaud Idelon, mais allient les deux et permettent de montrer l’œuvre dans son contexte de création. »

Concert de Poni Hoax à Run Ar Puñs, à Châteaulin dans le Finistère. © Run Ar Puns
Concert de Poni Hoax à Run Ar Puñs, à Châteaulin dans le Finistère.
© Run Ar Puns
Un fort intérêt de l’État

Toutes ces caractéristiques expliquent en partie qu’ils bénéficient d’un fort accompagnement de l’État français. En 2018, dans le sillage des « gilets jaunes », la toute jeune Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) lançait le programme national Nouveaux lieux, nouveaux liens. Un an plus tard, Franck Riester, alors ministre de la Culture, annonçait la création de 1 000 « Micro-Folies » sur le territoire national. Dans le même temps, un premier appel à manifestation d’intérêt « Fabriques de territoire » se voyait doté de 45 millions d’euros pour identifier et appuyer 300 tiers-lieux moteurs. En 2023, 82 nouvelles Fabriques étaient labellisées. « Dans l’enthousiasme national et territorial pour les tiers-lieux, je vois deux choses, explique Arnaud Idelon. D’abord, le fantasme d’en faire un modèle générique de sortie de crise, et notamment de répondre aux fractures territoriales. Ensuite, l’État et les collectivités s’intéressent à leur modèle économique hybride : les élus viennent au Sample et trouvent cela génial, car on fait venir six fois plus d’usagers pour six fois moins cher. Avec le risque que les tiers-lieux se voient confier des missions d’intérêt général non plus financées par l’action publique mais, par exemple, par les ventes de bière. » Dans cet élan de soutien, la culture occupe cependant une place à part. Comme le note Antoine Burret dans Nos Tiers-Lieux : défendre les lieux de sociabilité du quotidien (éditions FYP, 2023), le ministère de tutelle est absent de France Tiers-lieux, qui regroupe cinq autres ministères. De même, la création du GIP a amené certains espaces d’art et de culture à marquer leur singularité en créant la Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants (CNLII). Il faut dire que les tiers-lieux culturels ont une histoire propre, qui n’est pas seulement celle des FabLabs et des espaces de coworking. « En France, plusieurs courants politiques induisent d’autres manières de faire culture, explique Arnaud Idelon. Je vois cela comme des archipels où l’on trouve les squats des années 1980 visant à redonner un usage à des espaces vacants, mais aussi les “nouveaux territoires de l’art” décrits par le rapport Lextrait en 2001 [intitulé “Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle”], et dans lesquels des collectifs d’artistes tentent de “faire culture” différemment. Ils héritent aussi de l’éducation populaire et des MJC, du logiciel libre et, plus récemment, de ce qu’on appelle “l’urbanisme transitoire”. »

Danse hip hop à la Friche Belle de Mai, à Marseille. © Caroline Dutrey
Danse hip hop à la Friche Belle de Mai, à Marseille.
© Caroline Dutrey
Des activités mal identifiées

Cette généalogie n’explique peut-être pas à elle seule la mise à distance de certains acteurs culturels vis-à-vis de l’étiquette « tiers-lieu », à laquelle ils préfèrent d’autres termes moins connotés « start-up nation », tels que « lieux intermédiaires », « lieux communs » ou « lieux infinis ». En septembre 2023, une première évaluation des Fabriques de territoires par l’agence Phare venait en effet nuancer leur apport. « Nous constatons que les habitants ne fréquentent pas ou peu spontanément les lieux, peut-on y lire. L’identité des lieux et leur programmation, même lorsqu’ils sont situés au centre d’un village ou d’une commune, restent peu lisibles par les populations en raison de la multi-activité proposée. Surtout, les initiatives regroupent avant tout des personnes militantes, parapubliques ou entrepreneuriales, ce qui peut donner au reste des habitants le sentiment que le tiers-lieu constitue une forme d’entre-soi. » Est-ce la raison pour laquelle les tiers-lieux sont quasi absents des préconisations émises par le ministère de la Culture en juillet dernier, à l’issue de la concertation nationale sur la vie culturelle en milieu rural, nommée Printemps de la ruralité ? Pour favoriser l’accès des habitants des zones rurales à la culture, la ministre Rachida Dati propose plutôt d’épauler les équipements culturels classiques, mais aussi les cafés et les MJC, ces tiers-lieux avant l’heure. (source : l’Observatoire des tiers-lieux)

71 %

des tiers-lieux culturels font une place aux arts plastiques


31 %

se définissent comme des tiers-lieux culturels


51 %

des tiers-lieux accueillent des activités culturelles


74 %

des tiers-lieux culturels ont des activités de diffusion, 57 % de médiation, 49 % de création artistique, 44 % d’accueil d’artistes en résidence, 28 % d’éducation artistique et culturelle, et 9 % de formation professionnelle artistique

À lire
Aurélien Moulinet et Nicolas Debaive, « Tiers-lieux, une quête de sens (pour de vrai) »,
un podcast coproduit par Vox et Radio Dijon Campus.
Antoine Burret, « Nos Tiers-Lieux : défendre les lieux de sociabilité du quotidien »,
Paris, éditions FYP, 2023.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Tiers-lieux culturels, un grand flou artistique ?

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