Tiers-Lieux

Anne Plaignaud : « L’expression tiers-lieu donne l’illusion que tout le monde se comprend »

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 21 octobre 2024 - 808 mots

Anne Plaignaud, chercheuse en sciences humaines et sociales, et Paul Emilieu, designer, ont publié l’année dernière un ouvrage qui interroge le concept de tiers-lieu à l’aune de la société contemporaine. Anne Plaignaud retrace ici l’évolution de ces espaces de socialisation.

Peut-on revenir sur la genèse de l’expression tiers-lieu et sur le contexte qui l’a vue naître ?

Le tiers-lieu est une construction théorique, puis pratique, d’un sociologue américain, Ray Oldenburg. Dans les années 1990, il déménage à Pensacola (Floride), dans un quartier pavillonnaire où il ne trouve que deux types d’espaces : le foyer et le bureau. Entre les deux, aucun espace public, mais des routes sans trottoirs. Pour Ray Oldenburg, la société américaine étouffe : il y manque un troisième lieu où l’on peut choisir ses règles de socialisation, comme les bistrots français ou les Biergarten allemands. Il écrit alors un ouvrage, The Third Place, où il plaide pour la création de ce type de lieux.

Il crée aussi son propre tiers-lieu…

Oui, dans son garage ! Après la Deuxième Guerre mondiale, le zoning (ou zonage) réorganise la ville américaine avec le projet social de la voiture individuelle. On construit à perte de vue des pavillons avec garage, sans transports publics. Dans ce cadre aliénant, le garage, architecturalement un plateau libre, peut aussi devenir un lieu de liberté. Oldenburg se l’approprie, récupère un bar dans la rue, ouvre la porte de son garage un jour par semaine et y crée un espace mi-public mi-privé.

Comment se définissent au départ les tiers-lieux et quelles en sont les caractéristiques selon Ray Oldenburg ?

Avec mon co-auteur Paul Emilieu, on dit que le tiers-lieu est son usage, ce qu’on en fait. Au départ, il y a la volonté d’inventer de nouvelles sociabilités, qui ne sont définies ni par le chef de famille, ni par le chef d’entreprise. Il faut que le lieu soit accessible (idéalement à pied) et inclusif, chaleureux, aux règles de communication optimales… Toutes ces caractéristiques qui visent à faire communauté doivent être assurées par le designer, qui a de ce fait une grande responsabilité. Dans une approche d’écologiste et de sociologue, il doit aménager un lieu capable de révéler des réseaux de sociabilité préexistants et créer de nouvelles normes désirables. Cela exclut la solution « clé en main ». Tout l’enjeu est de mettre en valeur le milieu, de se fondre dans des besoins et de laisser à la communauté la possibilité d’inventer des nouveaux usages.

La thèse de votre ouvrage est que cette définition originelle a fait l’objet d’une série de bifurcations. Quelles sont-elles ?

Chaque bifurcation est liée aux mutations du travail, alors même que le tiers-lieu n’est pas censé y être dévolu ! La première d’entre elles prédate Oldenburg et scinde les « proto-tiers-lieux » entre garages d’entreprise – tel celui de Steve Jobs – et garage de makers, qui forment une communauté de bricoleurs en tous genres (ordinateurs, machines). Pour faire court, le premier est un lieu d’émancipation individuelle et le second un lieu d’émancipation collective. Dans les deux cas, on charge le tiers-lieu d’injonctions à « faire ». Ainsi, une deuxième bifurcation marque l’essor des espaces de vente de temps de travail : le coworking, souvent synonyme de tiers-lieu dans l’esprit des gens. Par exemple, Starbucks se baptise « tiers-lieu » dans sa charte. L’entreprise propose de l’internet en échange d’achat de tasses de café. Il ne s’agit pas du tout d’inventer de nouvelles normes de socialisation.

Autre bifurcation : l’avènement en France de tiers-lieux « administratifs » soutenus par l’État. Dans quel contexte s’inscrit-il ?

En 2017, Emmanuel Macron est élu président avec le projet de refaire nation grâce au travail : « la start-up nation ». Des rapports ministériels encouragent alors à financer les tiers-lieux, qui apparaissent comme une aubaine. En effet, leur développement est le fait d’entrepreneurs sociaux qui répondent à des missions de service public que l’État cherche à déléguer, dans des espaces de coworking. Dans ce contexte, des formations, des réseaux et toute une administration se créent.

Ces bifurcations vous conduisent à parler de « guerre des usages ». Pourquoi ?

L’expression « tiers-lieu » est utilisée aussi bien par la CAF que par les communautés anarchistes. Elle achète une apparente pax romana en donnant l’illusion que tout le monde se comprend. Nous avons voulu montrer que ce flou artistique permet l’innovation aussi bien commerciale que de services publics, de contrôle administratif ou démocratique. Grossièrement, derrière un terme entendu comme consensuel, trois systèmes de valeur s’affrontent ou collaborent dans une guerre idéologique, portant sur nos usages du temps et de l’espace : le libertarianisme, le libertaire et l’administratif. Chacun de ces systèmes déploie des discours, des stratégies et des acteurs pour convaincre qu’il est le « vrai » tiers-lieu. Nous proposons quelques critères pour s’y retrouver : mon lieu soutient-il les réseaux de solidarité préexistants ? Est-il construit avec des savoir-faire ou des matériaux locaux ? S’y invente-t-il de nouvelles formes pour la communauté ?

À lire
Anne Plaignaud et Paul Emilieu, « Tiers-lieux, la guerre des usages »,
2023, éd. Matières premières, 167 p., 15 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : L’expression tiers-lieu donne l’illusion que tout le monde se comprend

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