PARIS
Robert Badinter vient de disparaître à l'âge de 95 ans. Nous republions un entretien réalisé en 2018.
Inscrit au barreau de Paris en 1951, Robert Badinter sauve Patrick Henry de la peine de mort en 1977, peine qu’il fera abolir devenu ministre de la Justice sous la présidence de François Mitterrand de 1981 à 1986. Il préside le Conseil constitutionnel de 1986 à 1995 avant de mener une carrière de sénateur jusqu’en 2011. En 2010, il est co-commissaire d’une exposition au Musée d’Orsay. Il est l’époux d’Élisabeth Badinter, fille du publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet. À 90 ans, Robert Badinter reste très actif. Il a souhaité relire et modifier nombre de ses propos tenus lors de cet entretien organisé par Hélène Bonafous-Murat, experte en estampes.
Non, je n’ai pas du tout grandi dans une famille tournée vers l’art. Mon père était du côté des livres plutôt que de celui des tableaux. J’allais dans les musées, oui, et j’étais sensible aux chefs-d’œuvre présentés. Mais j’allais surtout au concert ou à l’opéra et ça m’émouvait beaucoup plus. Le seul tableau, sans grande valeur artistique, que j’ai conservé de cette époque, il se trouve derrière moi, dans mon bureau.
Oui, deux d’entre eux sont des rabbins. C’est mon père qui l’avait acheté à l’hôtel Drouot. Vous savez qu’en principe, dans la religion juive comme chez les musulmans, on ne reproduit pas le sacré. Cette toile du XIXe siècle, qui vient vraisemblablement du côté de Cracovie dans l’Empire austro-hongrois, a pour moi une valeur plus sentimentale que picturale. Le judaïsme est une religion abstraite. Mais cela ne l’a pas empêché d’être source d’innombrables œuvres d’art, inspirées par des épisodes de l’Ancien Testament. Si je devais citer un peintre de génie qui s’est intéressé aux juifs et à la religion juive, ce serait évidemment Rembrandt.
Oui, de plus en plus tout au long de ma vie. J’ai fréquenté les musées, en particulier à l’étranger quand j’y allais. J’ai fait du tourisme pictural et aussi, c’est une particularité, du tourisme judiciaire. J’allais toujours dans les palais de justice voir comment on juge, même quand je ne comprenais pas la langue. Il y a un rapport qui se noue entre le juge et celui qui est jugé, très différent selon les cultures. Mais je ne prétends pas être un expert dans le domaine artistique. Je ne suis qu’un amateur parfois passionné.
Non, je n’en ai pas trouvé et j’ai beaucoup rêvé d’un « musée de la justice » en France. Pas seulement un musée d’art de la justice qui serait consacré à la représentation, par des artistes de la justice et de ses protagonistes, mais aussi un musée de l’histoire de la justice. Avec André Vallini [sénateur de l’Isère], nous voulions le faire à Grenoble parce qu’il y a un beau palais de justice qui n’est plus en usage depuis que l’on a construit un palais moderne. Ça ne s’est pas fait et je l’ai regretté. À cet égard, je suis consterné de voir le tribunal de Paris s’en aller au bord du périphérique. Non pas que le bâtiment soit architecturalement indifférent, mais c’est un building judiciaire. Quand on a jugé durant 2 000 ans dans l’île de la Cité, on ne doit pas la quitter. Combien de fois, à la première chambre du tribunal, ai-je rêvé au procès de Marie-Antoinette qui s’était tenu là !
Je suis hostile à un tel musée. Il aurait fallu dépouiller d’autres musées de leurs collections, comme celui de Versailles. Et comment choisir les œuvres ? L’histoire, ce n’est pas que l’histoire événementielle. Et puis, c’est quoi l’histoire de France ? Celle de Lucien Febvre, celle des Annales, celle de Michelet ?
J’ai beaucoup voyagé avec Mitterrand, mais dans le cadre de voyages privés. Nous allions visiter les maisons d’écrivains pour y voir le bureau, la bibliothèque. Le plus étonnant dans ce genre, c’est la maison de Victor Hugo, Hauteville House, à Guernesey, avec son pupitre face à la mer où Hugo écrivait debout. Pour ces excursions amicales, la sécurité était réduite au minimum. C’étaient des moments heureux. Nous nous sommes beaucoup amusés, nous discutions littérature.
Ce tableau de Gérard Fromanger qui représente Michel Foucault [Robert Badinter désigne un grand tableau sur l’un des murs du bureau, NDLR]. Je l’avais vu sous une forme réduite dans le bureau d’Edmond Maire, alors dirigeant de la CFDT. Et je l’avais trouvé merveilleux. Ce portrait met bien en valeur son côté « diabolique ».
Oui. Mais ce n’est pas du tout, comme on le croit, un tableau judiciaire. Il représente la conscription aux États-Unis en 1917, quand on tire au sort les conscrits pour déterminer ceux qui partiront à la guerre. Je suis un collectionneur de documents sur le thème de la justice : des arrêts du Parlement de Paris, des pièces de justice. Jadis on en trouvait facilement, il y avait toujours une librairie ancienne qui vendait de telles archives. Aujourd’hui l’ordinateur entraîne malheureusement la disparition d’une partie des archives, on ne conservera pas les versions préparatoires d’un projet de loi ou de jugement…
Mais ces documents n’apportent pas la même émotion que la vision de la justice par l’artiste. Odilon Redon a ainsi peint le détenu dans sa cellule. Contrairement à la vision habituelle de l’extérieur vers l’intérieur, où l’on regarde le prisonnier, chez Redon c’est le prisonnier qui nous regarde. Et cette inversion fait une grande différence.
On a beaucoup écrit, y compris des pièces de théâtre et des opéras, mais on n’a jamais trouvé une meilleure explication de ce mystère. Dans le grand mythe de l’Ancien Testament, le premier homme sur cette Terre à naître des œuvres de l’homme et de la femme, c’est Caïn. Ce premier homme est un assassin. Et qui tue-t-il ? Son frère ! Ce mythe soulève une interrogation majeure sur la nature humaine : pourquoi le crime ? Et son corollaire : quel châtiment ?
Oui, et je ne saurais trop remercier à ce sujet Guy Cogeval [alors président du Musée] qui a accepté le projet et Jean Clair qui a été le commissaire de l’exposition. J’avais lu beaucoup de textes de lois et d’ouvrages sur la justice, mais l’interrogation demeurait : l’artiste, précisément parce qu’il essaie d’aller plus loin que le regard ordinaire, a-t-il réussi à nous ouvrir des voies de compréhension du crime et de son corollaire le châtiment ?
Ce que j’ai constaté, c’est que le châtiment n’intéresse pas l’artiste. Seule la souffrance, celle de la victime ou du condamné, le passionne. De surcroît, la justice n’a commencé à intéresser les artistes qu’à partir du moment où elle s’est fait spectacle, c’est-à-dire quand les palais de justice ont été ouverts au public pour les affaires criminelles. N’oublions pas qu’avant la Révolution française on jugeait les grands criminels à huis clos. Le moment où le public voyait le criminel, c’était quand il était mené à l’exécution ou au supplice. « La Brinvilliers », par exemple, apparaît au public quand elle est suppliciée, pas au moment de son procès. L’œil de l’artiste s’est emparé du criminel, mais pas pour rendre compte de la justice. Ce qui intéresse l’artiste, c’est le visage du criminel et la représentation du crime. Ce sont les cas extrêmes où l’homme viole les interdits majeurs. C’est le sacrilège. Goya et Picasso – Picasso plus encore – ont une même fascination pour le viol, représenté avec des génies différents. Pour moi, l’art pictural est supérieur à la littérature pour exprimer le crime. Dans Thérèse Raquin, de Zola, l’amant tue le mari devant sa maîtresse, mais la même scène est représentée par Cézanne de manière plus saisissante (dans Le Meurtre, à la seule différence que dans le roman, c’est un homme qui est la victime. Cézanne reprendra ce thème de l’assassinat dans La Femme étranglée).
Je constate comme tout le monde que dans le domaine artistique, le « marché » privilégie les artistes américains. Je parle du marché, car celui-ci s’est emparé de l’art. Paris n’est plus la capitale de l’art qu’elle était jusque dans les années 1960. Et la langue française perd partout du terrain. Je suis très critique, parce que nous avions – nous avons toujours – le privilège d’une langue admirable, lisez La Princesse de Clèves, et nous avons tout fait pour l’abâtardir ou la détériorer en utilisant des concepts, des mots qui correspondent à des cultures et des sensibilités étrangères. Il y a eu une sorte de trahison de la langue française à laquelle je suis très sensible. À tout moment, on recourt à des termes anglo-saxons, même quand ce n’est pas la peine, quand il existe un mot en français. C’est vrai aussi dans le domaine juridique.
Mais pour en revenir à l’art, et terminer par une pirouette, je me souviens qu’un médecin anglais chez qui j’allais étudiant pour des séjours linguistiques disait toujours : « Life is nothing without music » [« la vie n’est rien sans la musique »]. Moi je dirais : « La vie n’est rien sans l’art ».
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Robert Badinter : « J’ai beaucoup rêvé d’un musée de la justice »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°505 du 6 juillet 2018, avec le titre suivant : Robert Badinter « J’ai beaucoup rêvé d’un musée de la justice »