Art moderne - Art contemporain - Musée

Rattraper les années perdues

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 3 septembre 2013 - 1282 mots

SAINT-PÉTERSBOURG / RUSSIE

Parent pauvre de l’Ermitage, l’art du XXe s’est doté d’un département qui s’emploie, sans grands moyens, à remplir les immenses trous laissés dans ses collections par soixante-dix années d’administration soviétique.

Le Wagon Rouge est une œuvre d’Ilya et Emilia Kabakov, un couple d’artistes russes qui a émigré en Occident à la fin des années 1980. Depuis l’été 2011, cette installation a pris place dans l’aile est de l’État-Major général, le futur Musée d’Orsay russe qui ouvrira ses portes en 2014. Un Musée d’Orsay singulier qui réserverait quelques fenêtres sur l’art d’aujourd’hui, comme en témoigne la pièce des Kabakov qui marque la première exposition permanente d’art contemporain au Musée d’État de l’Ermitage. L’installation rappelle les wagons qui transportaient les prisonniers politiques vers la Sibérie du temps de l’URSS. Elle peut être interprétée comme une charge contre ces sombres années soviétiques durant lesquelles les musées russes, placés sous strict contrôle politique, étaient exclus du monde de l’art contemporain. Dans ces années 1917 à 1991, l’Ermitage est passé à côté de la plupart des avant-gardes du XXe siècle, aujourd’hui absentes de ses collections. « Mikhail Piotrovsky a l’ambition de combler ce vide en faisant entrer l’art contemporain au sein de l’Ermitage », explique Alfred Pacquement qui est membre de son Conseil international. Musée universel, l’Ermitage se doit de montrer de l’art actuel, insiste le directeur général de l’Ermitage qui souhaite poursuivre la tradition initiée par Catherine II en formant les artistes et le public de son temps.

Le projet 20/21 de l’Ermitage
C’est en 2007 que l’Ermitage s’est doté d’un département d’art contemporain. Il est dirigé par Dmitri Ozerkov, un trentenaire à l’air juvénile. Chemisette verte et bleue, visage doux barré par de grosses lunettes à écailles noires, le jeune homme qui nous reçoit anime une petite équipe de cinq personnes. Son bureau, réfugié au deuxième étage de l’État-Major général est un grand cube blanc tapissé de rayonnages de bibliothèques aux trois-quarts vides. Pour arriver à bon port, une assistante est passée nous cueillir à l’entrée du bâtiment avant de nous conduire à travers un dédale d’escaliers et de grandes pièces vides fraîchement repeintes. Au premier étage, une partie de la collection George Economou égaye, jusqu'au 19 janvier 2014, les cimaises des salles d’exposition temporaires. Une vingtaine d’œuvres de Kirchner, Dix, Macke, Heckel voisinent avec un Baselitz et un immense Kiefer de 2011 figurant, dans des tons vert et rouille, une usine déserte acquise par le collectionneur grec (*). Conservateur, spécialiste de gravures et de dessins italiens anciens, Dmitri Ozerkov s’emploie depuis sept ans à multiplier les événements pour inscrire Saint-Pétersbourg sur la carte de l’art contemporain. En l’absence de budget d’acquisition, le conservateur se reporte sur l’organisation d’expositions temporaires : « America today » en 2007, « Chuck Close : Seven Portraits » en 2008, « Wim Delvoye. D11 » et « Newspeak. British Art Now » en 2009, Anish Kapoor en 2010, suivis par Antony Gormley en 2011 et les frères Chapman en 2012 confrontés à des dessins de Goya. Après Fluxus et Markus Lüpertz en 2013, c’est Francis Bacon qui sera la vedette de l’année 2014. La fréquentation est très inégale. Antony Gormley a attiré plus de 400 000 visiteurs, les pièces dérangeantes des frères Chapman 30 000 personnes. « Nous testons les goûts du public, lance Mikhail Piotrovsky. Les Russes ne sont pas encore très portés sur l’art contemporain. » La feuille de route de Dmitri Ozerkov a pour nom Projet Ermitage 20/21. Son objectif ? Collectionner, exposer et étudier l’art des XXe et XXIe siècles. Pour l’épauler, le département art contemporain peut compter sur l’aide active de la branche londonienne de la Société des amis de l’Ermitage. Ce sont eux qui ont organisé, au printemps 2011 à Saint-Pétersbourg, une exposition de dessins et de sculptures d’Henry Moore figurant la vie à Londres pendant le Blitz entre septembre 1940 et avril 1941. Eux qui ont contribué à l’événement qui s’est tenu à la Ca’Foscari sur le Grand canal pendant la Biennale de Venise 2011 : un show dédié à Dmitri Prigov (1940-2007), un plasticien, poète et romancier. « Les amis britanniques suggèrent des idées d’expositions qu’ils financent en grande partie grâce à des sponsors et des événements payants comme le Banquet de l’Ermitage qui se tient, chaque année, dans les locaux londoniens de Sotheby’s », explique Svetlana Philippova, la responsable de la coordination des Sociétés d’amis.

Des dons pour renflouer les achats d’art contemporain
Figure iconique de l’art dissident de l’ère soviétique, Dmitri Prigov a influencé Voïna (« guerre » en russe), un groupe d’anarchistes voués au Street art dont les Pussy Riot sont une émanation. Dmitri Prigov, qui a fait don de plusieurs centaines de pièces au musée, bénéficie d’une des toutes premières salles d’exposition permanente à l’État-Major général. Pourquoi Prigov ? « C’est l’un des plus importants théoriciens de l’art conceptuel et une grande figure de la scène underground », insiste Ozerkov.Le directeur général de l’Ermitage a dressé une « liste idéale » des dix principaux artistes qu’il souhaiterait voir entrer dans ses collections : Georges Braque, Paul Klee, Max Beckmann, Piet Mondrian, Max Ernst, Francis Bacon, Jasper Johns, Willem de Kooning, Jackson Pollock et Mark Rothko. « L’art contemporain classique est beaucoup trop cher pour nous compte tenu de notre maigre budget d’acquisition. Pour les faire entrer à l’Ermitage, nous comptons surtout sur les dons d’artistes et de collectionneurs », explique Piotrovsky. Pour structurer la vie de son département, Dmitri Ozerkov s’est fixé quelques lignes directrices. Outre les événements dédiés à de grandes figures de l’art contemporain, il organise des expositions de groupes de jeunes artistes (« Jeunes japonais dans le sillage de Takeshi Murakami » en 2013) et montre des sculptures monumentales dans la cour du Palais d’hiver comme Markus Lüpertz cette année. La photographie, confortée par le succès des expositions Santiago Calatrava et Annie Leibovitz, figure aussi en bonne place sur l’agenda du musée qui hébergera en son sein, fin 2014, la dixième édition de Manifesta.

La Nouvelle Hollande d’Abramovich

Le magnat russe Roman Abramovich s’est offert, il y a une poignée d’années, pour 300 millions d’euros, l’île de la Nouvelle Hollande à Saint-Pétersbourg. Cette enclave architecturale du XVIIIe siècle, créée entre les canaux de la ville, abritait autrefois une base militaire. Le concours d’architecture qui avait été lancé a été remporté par le cabinet new-yorkais WorkAC. Un complexe de plus de 100 000 m2 devrait y être construit qui sera relié au reste de la ville par deux nouveaux ponts. Il comprendra une annexe du Garage, le centre d’art contemporain de Moscou dirigé par Dasha Zhukova, la compagne d’Abramovich, ainsi que des lieux d’expositions et galeries d’art, des bureaux, des appartements, un hôtel, des restaurants et espaces commerciaux, et un centre aquatique extérieur chauffé. L’oligarque russe, a acquis ces dernières années à grand prix des chefs-d’œuvre de l’art contemporain – dont des œuvres de Picasso, Bacon et Freud – serait selon ART news un des dix plus grands collectionneurs de la planète. Les plans du projet doivent encore être approuvés par les autorités de Saint-Pétersbourg qui veillent scrupuleusement à préserver l’architecture originale de l’île. Les travaux devraient débuter en 2015. Plusieurs dizaines d’investisseurs ont tenté sans succès avant Abramovich de s’attaquer à la rénovation des immenses galeries, voûtes et arches de la Nouvelle Hollande. Ce fut le cas de Norman Foster dont le projet jugé « trop moderne » pour le centre historique de Saint-Pétersbourg (voir illustration page 28) a été rejeté en 2006.

ERRATUM - 15 octobre 2013

(*) Contrairement à ce que nous avons écrit dans le JdA n°396 du 6 septembre 2013, la toile d’Anselm Kiefer ne représente pas une usine désaffectée, mais l’ancien aéroport Tempelhof, construit par les nazis à Berlin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°396 du 6 septembre 2013, avec le titre suivant : Rattraper les années perdues

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