Devenu universitaire sur le tard, l’historien de l’art déroule un parcours intellectuel qui s’attaque aux grands thèmes socio-politiques de l’époque contemporaine sans adhérer à une théorie esthétique.
France. Parmi les historiens de l’art, peu nombreux sont ceux qui arborent un physique d’ancien boxeur et savent conduire un tracteur : Paul Ardenne fait partie de cette minorité. Issu d’une famille d’agriculteurs installés en Charente-Maritime, il a appris très jeune les activités liées aux cultures céréalières : « Je sais conduire un tracteur et faire les moissons, c’était mon univers pendant mon adolescence, loin des centres culturels majeurs. » Avoir grandi en marge du monde de la culture dans un milieu rural explique-t-il le parcours solitaire de Paul Ardenne ? Car malgré une douzaine d’essais et le commissariat d’expositions et de biennales, Paul Ardenne ne se rattache à aucune école de pensée spécifique. Le terme « solitaire » le laisse songeur : « Solitaire, sans doute oui, même si ce n’est pas un choix délibéré. J’ai toujours habité à l’écart, cela rend difficile de rejoindre une “tribu”, de fait. Et je n’ai jamais eu de mentors. » Si l’on peut le croiser de temps à autre dans les vernissages parisiens, il n’est pas connu comme mondain et fréquente plus volontiers les lieux culturels alternatifs. L’ensemble de son parcours est marqué par l’écart à la norme, dès son entrée dans le monde universitaire à quarante-quatre ans : sa directrice de thèse Laurence Bertrand-Dorléac (à noter qu’elle a le même âge que lui, ce qui est rare pour une direction de thèse) dit que c’est précisément ce qui l’a intéressée dans son parcours, « car il n’y a pas d’âge pour faire une thèse ». Cette thèse soutenue en 2000 portait sur les contraintes dans la création contemporaine de 1960 à 2000. C’était donc de l’histoire immédiate, alors que sa formation d’origine était en histoire coloniale. Pour Paul Ardenne, il s’agissait de « passer de l’étude du réel, des faits, à celle des représentations et du champ symbolique », ajoutant « je suis un “contemporanéiste”, quelqu’un qui se focalise en premier lieu sur le moment présent” ». Autre particularité que souligne Laurence Bertrand-Dorléac, l’absence d’ambition carriériste, car il est resté maître de conférences jusqu’à sa retraite récente, sans postuler pour le grade de professeur. L’intéressé ne donne pas d’explication à ce refus, à part un manque d’intérêt pour « un plan de carrière ». Ce qui ne l’empêche pas de savourer la reconnaissance de son travail, lorsque ses ouvrages entrent dans les bibliographies des cursus en histoire de l’art : « C’est une sanction positive de la masse de travail accompli. »
Singulier parcours donc, qui se traduit dans des thèmes de recherche eux-mêmes en marge, ou du moins minoritaires. De l’art contextuel à l’écologie dans les années 2000 en passant par l’esthétique de la moto et la joie, Ardenne élabore une pensée protéiforme, marquée par l’accumulation : « J’accumule des documents, des archives, parfois inédites, cela fait des milliers de données qui nourrissent ma réflexion. Je ne peux pas travailler autrement, je garde cette méthode de ma pratique d’historien qui revient toujours au document. » Laurence Bertrand-Dorléac définit cette méthode comme « approfondie et systématique », avec une approche « académique dans le bon sens du terme ». Tous ceux et celles qui ont collaboré avec lui soulignent sa capacité de travail exceptionnelle, comme Catherine Millet (fondatrice du magazine Artpress où Paul Ardenne écrit depuis plus de vingt ans) :« Il accumule beaucoup d’informations et fait rentrer une matière très riche dans ses écrits et dans son style. » Ce style est devenu une marque de fabrique, avec de longues phrases où se succèdent les propositions subordonnées, comme des tentatives de rentrer profondément dans le sujet. Paul Ardenne concède que ce style peut paraître« lourd » et avoue avoir bataillé pour le trouver : « L’écriture pour moi n’a pas été un acquis, j’ai longtemps été insatisfait. » Il insiste sur l’importance du soutien de ses éditeurs et de Catherine Millet dans l’éclosion de son œuvre écrite, y compris en fiction (il a publié plusieurs romans). Non sans paradoxe, il ajoute que « le collectif compte peu dans [ses] pratiques. L’écriture est un travail de soliste, inévitablement ».
Solitaire peut-être, mais il sait s’entourer d’amis et de soutiens durables. Une collaboration se distingue des autres, celle avec Barbara Polla, galeriste genevoise, ancienne médecin à l’Inserm, venue à l’art elle aussi vers quarante ans. Elle souligne l’importance cruciale de l’écriture dans la vie de l’historien (ils ont publié plusieurs ouvrages ensemble) et sa capacité à transmettre la connaissance : « J’ai beaucoup appris avec Paul Ardenne, c’était un professeur exigeant avec lui-même comme avec ses élèves. » Il est de fait un très bon orateur, avec des intonations gouailleuses qui marquent là encore son originalité dans le milieu de l’art. Elle ajoute que Paul Ardenne lui a appris le métier de commissaire d’exposition, lors de nombreuses expositions élaborées en commun sur dix ans. Car Paul Ardenne a construit depuis le début des années 2000 une carrière de commissaire, principalement dans des institutions publiques (sans doute « par convictions de gauche », concède-t-il). Du Printemps de septembre (2012) à la Friche Belle de Mai (février 2025) il a exposé des dizaines d’artistes internationaux, souvent émergents, « avec des démarches artistiques pointues » selon Catherine Millet. Quelques noms célèbres accompagnent Paul Ardenne (Mounir Fatmi) qui avoue privilégier les collaborations suivies : « Je suis fidèle aux artistes, mais pas sans conditions. » Ceux qui l’intéressent sont ceux dont le travail se situe au croisement de l’art et des questions sociales : « La question centrale c’est comment habiter le monde », déclare celui qui dès son adolescence fréquentait les milieux contestataires et les communautés autogérées. D’où la fascination pour la moto, mode de déplacement connoté comme marginal, pour l’écologie et l’anthropocène, pour l’art extrême et le corps : autant de sujets de recherche « dans l’air du temps » selon Catherine Millet qui souligne que Paul Ardenne analyse ces questions « de manière fine, sans se laisser entamer par son environnement ». Elle le qualifie amicalement d’ « électron libre », ce que l’intéressé ne renie pas en déclarant « la seule chose à laquelle j’adhère, au demeurant, c’est à la mobilité – physique, mentale, culturelle ».
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Paul Ardenne, penser l’art en solitaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°644 du 29 novembre 2024, avec le titre suivant : Paul Ardenne, penser l’art en solitaire