Travail dans et avec la nature, pratique du recyclage, interventions éphémères, créations collaboratives et poétiques… L’art écologique tente de changer les mentalités et de refonder un équilibre avec le vivant. Paul Ardenne s’exprime sur ce sujet auquel il vient de consacrer un ouvrage.
Historien de l’art contemporain, Paul Ardenne, né en 1956, enseigne à l’université de Picardie à Amiens ; il est aussi critique d’art, commissaire d’exposition indépendant et écrivain. Il est l’auteur de nombreux essais parmi lesquels Un art contextuel (éd. Flammarion, 2002), Terre habitée : humain et urbain à l’ère de la mondialisation (Archibooks, 2005). Il publie en ce mois d’octobre Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène.
Tous les moyens contribuant à permettre une prise de conscience de la gravité de la crise écologique et à mettre l’homme du XXIe siècle face à ses responsabilités sont les bienvenus. Cela, que l’on appuie sur la fibre émotionnelle dans une perspective artistique ou que l’on informe les gens avec des analyses et des données chiffrées. On observe aujourd’hui que, si la prise de conscience est là, l’inscription dans l’action, de façon à réaliser des actes de préservation et de réparation de la nature et à rétablir les grands équilibres, se révèle beaucoup plus difficile.
Les artistes sont des passeurs. Ils utilisent l’esthétique, la poésie pour convaincre, toucher les consciences et mobiliser. Ils mettent en avant des exemples, proposent des formes d’exemplarité. Les plus utiles et les plus nécessaires sont celles qui dépassent la seule question esthétique ; les formes qui ne se limitent pas à mettre en scène les problèmes écologiques, les tensions environnementales, voire les désastres, mais recourent à des formes d’intervention. Une action menée par un artiste réellement investi dans son propos environnemental me semble plus pertinente que la seule représentation d’un cataclysme dans des photographies, même si celle-ci peut aussi éveiller les consciences. Il faut faire très attention, à cet égard, à la fascination du désordre, à la « délicieuse horreur », pour reprendre l’oxymore d’Edmund Burke, ce singulier sentiment d’attraction mêlé d’effroi que nous éprouvons face à la puissance et aux déchaînements des éléments. De telles œuvres ont souvent un réel pouvoir de fascination, comme en témoigne le succès des images de Daniel Beltrá, ce photographe qui s’est spécialisé dans la saisie optique des catastrophes écologiques en produisant de belles images sidérantes qui satisfont les gens sans pousser pour autant le spectateur à aller plus loin. J’apprécie particulièrement l’« art de la responsabilité ». C’est une manière de faire de l’art qui est très nouvelle. Elle ne peut pas s’insérer dans les médiums conventionnels que sont les images, les sculptures ou les installations. Elle suppose une autre « fabrique » de l’art, un autre faire.
Lucy et Jorge Orta, par exemple, ont réalisé une œuvre exemplaire, Orta Water, qu’ils ont conçue collectivement, fidèles à leur objectif de co-création, avec l’aide de chercheurs, d’économistes, de designers, d’industriels et d’étudiants. Cette unité de purification de l’eau a été exposée et mise en service à la Biennale de Venise (2005), puis à Rotterdam, Shanghaï et Paris pour montrer qu’il est possible de purifier une eau impropre à la consommation et de la rendre potable, tout en abaissant son coût de distribution pour la rendre moins chère et plus accessible. Les Orta ont abandonné leurs droits d’auteur sur cette œuvre que l’on peut fabriquer à moindre coût et dupliquer.
Beaucoup d’artistes, surtout ceux de la génération des années 2000, sont des partisans, radicaux mais non violents, de la décroissance. Ils utilisent la nature sans l’abîmer. Ils mettent en avant des formes douces et éphémères. La plupart d’entre elles ne s’inscrivent plus dans une logique de production d’objets d’art. Ce sont très souvent des œuvres qui s’insèrent dans l’espace naturel et sont constituées à partir d’objets ou de végétaux ramassés. De telles œuvres échappent complètement au système productiviste. Je ne suis pas certain néanmoins qu’elles soient suffisamment fortes pour changer l’imaginaire. Je ne me fais pas d’illusion. Nous avons, comme je le montre dans l’introduction de mon livre, d’un côté du ring le monde tout-puissant de l’économie, dévorateur de ressources, et dans son sillage les perturbations écologiques de l’ère de l’anthropocène [ère géologique marquée par l’impact de l’action de l’Homme sur l’écosystème terrestre, NDLR]. De l’autre, l’art qui est affaire de poésie, de ressenti esthétique, un répertoire de formes plastiques et d’élaborations sensibles. Que peut l’art dans ce face-à-face ? Très peu de choses sur le plan de l’efficacité concrète. Car l’imaginaire collectif est difficile à faire évoluer à tous les niveaux. Cet « éco-art » est en général un art très modeste et très local. Comme il ne s’incarne pas dans des objets, il n’intéresse pas les médias. Il n’apparaît que très peu dans les expositions. Comme, en outre, les œuvres ne s’apprécient pas d’un point de vue financier, elles n’intéressent pas le marché de l’art. C’est un art qui demeure encore relativement isolé même si l’on trouve de plus en plus d’artistes recourant à ces pratiques. Il faut du temps pour que les formes d’expression novatrices soient comprises, assimilées et désirées.
C’est en effet souvent le cas. Ils sont, comme d’autres acteurs, conscients de la gravité de la situation et de la difficulté de la faire évoluer. Il y a un écart énorme entre la parole et son inscription dans le réel. Derrière les grands discours écologiques du type« Make Our Planet Great Again » [initiative lancée par le président Macron en juin 2017, NDLR], on observe que tous les indicateurs ne cessent de se dégrader : les gaz à effet de serre continuent d’augmenter et les écosystèmes s’épuisent.
L’historienne de l’art Bénédicte Ramade [collaboratrice de L’Œil] soulignait dans sa thèse consacrée aux prémices de l’éco-art américain, soutenue en 2013, que toute démarche artistique se voulant réellement écologique se devait d’obtenir des résultats concrets sur le terrain environnemental. Elle établit une corrélation entre les photographies des paysages majestueux de la vallée Yosemite prises aux États-Unis par Carleton Watkins et la création des parcs naturels. Elle a montré néanmoins que les éco-artistes, actifs dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis, n’étaient pas parvenus à mobiliser les entreprises et le pouvoir financier. On observe cependant aujourd’hui, en Italie, en Allemagne ou au Japon par exemple, et dans bien d’autres pays, qu’un nombre croissant d’artistes réussit, çà et là, à créer des œuvres qui apportent des réponses à des problèmes écologiques : raréfaction de l’eau, érosion de la biodiversité, déforestation. C’est un combat universel qu’il faut mener partout, à l’échelle locale qui est celle de l’écologie.
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Paul Ardenne : « L’"art de la responsabilité" suppose une autre fabrique de l’art »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : Paul Ardenne, historien de l‘art, commissaire d’exposition et écrivain « L’“art de la responsabilité” suppose une autre fabrique de l’art »