Le Covid-19 réveille dans le milieu de l’art le traumatisme du sida, et invite à une relecture des œuvres des années 1990. Une comparaison qui a ses limites, selon les critiques d’art Élisabeth Lebovici et Paul Ardenne.
Paris. « La comparaison entre les deux épidémies [du Covid-19 et du sida] est logique car les responsables politiques de l’époque sont encore en poste aux États-Unis », estime Élisabeth Lebovici. Mais, selon la critique d’art et essayiste, la comparaison paraît moins évidente sur le plan de la production artistique : « Pour l’instant je n’ai pas observé de reprise d’œuvres des années 1990 pour parler du Covid-19. » Il s’agirait davantage d’un effet d’écho entre deux épidémies virales, documentées par les arts visuels.
Premier point commun, le rapport altéré au corps pendant la maladie, comme le souligne Paul Ardenne. L’historien de l’art cite le travail de l’Américain d’origine cubaine Felix González-Torres, mort du sida en 1996, qui s’emparait sans pathos du thème du corps malade : « Il n’y a pas ici de corps saisis par le peintre en train de gesticuler. » González-Torres préférait exposer des diagrammes tirés de ses examens médicaux, une abstraction qui reflétait la lente dégradation de sa santé : « Derrière ce tracé, tapi, il y a l’homme malade qui va mourir », résume Paul Ardenne. C’est ce même artiste qu’évoque Élisabeth Lebovici pour ses installations de la fin des années 1980 : face à des miroirs, l’artiste fixait des rideaux bleus devant des fenêtres ouvertes. Le vent gonflant les rideaux signalait une présence fantomatique, tandis que les miroirs reflétaient une absence, le tout suggérant le corps disparu des victimes du sida. Au regard des problèmes respiratoires que rencontrent les malades du Covid-19, cette œuvre trouve une nouvelle actualité en 2020. Ailleurs, l’artiste jouait sur l’aspect viral du sida et sa dissémination dans la société, toujours en évitant la figuration : « Dans ses œuvres il n’y a pas de corps souffrant, et pourtant le corps est présent partout ! », relève Élisabeth Lebovici.
Ce rapport altéré au corps modifie aussi les relations sociales, déjà bouleversées par le confinement de la moitié de la population mondiale en 2020. Les artistes confinés ne peuvent plus s’exprimer dans la rue comme dans les années 1990 : « À l’époque, les activistes et une partie du monde de l’art ont produit des œuvres, des films, des affiches et des performances dans l’espace public, pour produire un autre discours que celui des médias », souligne Élisabeth Lebovici. Tandis que Keith Haring peignait des fresques dans les rues de New York, le collectif Group Material réalisait des performances et collait des affiches. Avec le confinement et l’interdiction de tout rassemblement, l’art dans la rue n’est plus possible. Désormais la production visuelle se fait sur Internet et circule via les réseaux sociaux – Élisabeth Lebovici note que le confinement « prive de l’expérience physique des œuvres, contrairement aux années 1990 ». Elle cite des performances proposées sur Internet pour tenter de recréer une expérience commune : « Les chorégraphes, Anne Teresa De Keersmaeker par exemple, ou Yvonne Rainer, ont mis en ligne des pièces courtes à reproduire chez soi. Mais est-ce suffisant ? Est-ce que ce n’est pas juste une mode ? »
Faire collectif au temps de la distanciation sociale, c’est tout l’enjeu de la production artistique pendant une épidémie, quand les artistes peuvent en être les témoins actifs, voire militants. Selon Paul Ardenne, les épidémies de sida et de Covid-19 peinent à créer un esprit collectif : « Pour que le memento mori [« souviens-toi que tu vas mourir »] soit réellement collectif, il faudrait que la peur de mourir le soit aussi. Ce n’est pas tout à fait le cas pour le Covid-19, et le memento mori généré par le sida n’a hélas jamais été collectif. » Les artistes se positionnent alors comme des observateurs sensibles ou des témoins directs des ravages de la maladie. Ainsi, les photographes Jane Evelyn Atwood [voir ill.] et Nan Goldin, que cite Paul Ardenne, ont photographié dans les années 1980 les malades du sida et leurs proches, au risque, dit-il, de répondre à « une obligation morale de témoignage ». Quand l’artiste témoigne de sa propre maladie, la nature de ses œuvres reste ambiguë : comment juger les dernières œuvres d’Hervé Guibert par exemple, qui a filmé son agonie en 1991 (La Pudeur ou l’Impudeur) ? Au-delà du témoignage individuel, ces œuvres documentaires accèdent-elles à l’universel ?
D’après Élisabeth Lebovici, les années 1990 ont permis à la fois de faire émerger des témoignages personnels et de former des communautés de pensée et d’action, expériences dont il faudrait s’inspirer : « Contrairement au sida, nous n’avons pas aujourd’hui de témoignages publics de malades du Covid-19, et il me semble que le collectif s’est déplacé vers les réseaux sociaux. Je me demande où sont les communautés artistiques face à l’épidémie. Cela pose la question du statut des travailleurs du monde de l’art dans la société actuelle. »
La question centrale serait celle de vouloir créer à tout prix une iconographie de l’épidémie dans l’art. Car les images déversées par les médias sont pauvres en matière de représentation, comme le note Paul Ardenne : « malades masqués […], imagerie médicale, radiographies de poumons » ; des images qu’il assimile à « une nouvelle ère de la clinique artistique ». Faut-il pour autant que les artistes et les activistes produisent une iconographie différente ? « Je ne sais pas s’il faut créer une iconographie de l’épidémie de Covid-19, et je ne sais même pas si une telle iconographie existe pour le sida », estime Élisabeth Lebovici. À part peut-être la photo choc d’Oliviero Toscani pour Benetton ?
Plutôt que de vouloir donner du sens à la crise avec des images, il faudrait se concentrer sur les conséquences de la pandémie, glisse la critique : « Un virus en soi n’a pas de sens, donc pourquoi chercher des images pour lui donner un sens ou une chronologie ? Il faut se battre contre ce que le virus produit, les inégalités et la précarité. Il est trop tôt pour créer une iconographie. »
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Face à la pandémie actuelle, le monde de l’art se souvient du sida
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : Face à la pandémie actuelle, le monde de l’art se souvient du sida