PARIS
Nommée présidente du Palais de Tokyo en 2019, l’ancienne présidente du Centre Pompidou-Metz inaugure dans un contexte particulier sa première saison d’expositions qu’elle souhaite plus engagées dans la compréhension de notre monde en crise.
Le Palais de Tokyo a dix-huit ans. J’ai évolué avec lui, je me suis nourrie de ses différentes étapes. C’est une institution qui s’incarne, et chacun de mes prédécesseurs a su lui apporter sa vision, sa marque. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans [2002-2006] l’ont ouvert à de nouvelles scènes émergentes étrangères. Marc-Olivier Wahler [2006-2011], lui, l’a orienté vers les questions qui liaient l’art à la perception, à la physique quantique et aux sciences. Jean de Loisy [2011-2019] en a fait le terrain de l’imaginaire et du rêve. Mais le Palais est toujours resté le lieu de la création, d’un imaginaire sans limites pour des projets artistiques incroyables. C’est cela qui m’a donné envie de venir.
Je m’inscris dans leur filiation. J’ai aimé beaucoup de leurs expositions, leur engagement comme, par exemple, les cartes blanches lancées par Jean de Loisy. Aujourd’hui, j’espère que mon projet apportera d’autres choses. Je vois notamment le Palais de Tokyo comme une caisse de résonance des enjeux de notre monde en crise. Le Palais doit prendre position sur des grands sujets de société, et remettre pour cela la parole et les conférences au cœur de ses activités. Je souhaite faire du Palais un lieu de prise de conscience de l’ici et du maintenant, à l’image de la radio R22 d’Abdellah Karroum, réactivée pour l’exposition « Notre monde brûle ». La crise actuelle souligne combien la portée de l’art et de la culture doit aussi se transmettre par d’autres canaux. Même si le Palais est une expérience totale et in situ de l’art, il doit pouvoir amplifier sa voix hors de ses murs.
Le Palais de Tokyo est évidemment un site de création, un lieu d’expositions. Mais en tant qu’institution consacrée à l’art le plus contemporain, nous allons en faire une caisse de résonance du monde contemporain. Le projet consiste à mettre la création dans un rapport très audible avec l’état du monde. Nous allons donc travailler sur l’engagement de l’institution. Ce sont des choses sur lesquelles j’ai déjà travaillé à Metz. L’une des œuvres de Derek Jarman, Le Dernier Jardin, que nous avons présentée dans l’exposition « Jardin infini » [au Centre Pompidou-Metz en 2017],montrait le corps malade de l’artiste au diapason d’un territoire pollué, lui aussi en souffrance. Parallèlement à cette exposition, les activités pour les enfants visaient à manipuler la terre, à prendre conscience de l’écologie. Il s’agissait de leur faire comprendre comment nous pouvions être davantage acteur de l’état de notre monde. Avant la crise du Covid-19, nous avions commencé à travailler à un projet d’exposition autour de l’essai d’Elisabeth Lebovici Ce que le sida m’a fait, art et activisme, dont la portée aujourd’hui résonne avec beaucoup de pertinence. Comment allons-nous être profondément affectés par cette pandémie ? Il est important de donner aux gens des moyens de penser, de les mettre davantage dans l’action. Quand je parle « d’enjeux politiques » pour le Palais de Tokyo, cela ne signifie pas que tous les sujets seront politiques. Mais nous devons donner un sens global à l’institution.
Il est difficile de répondre à cette question dans le contexte actuel, mais si nous tentons d’en faire un temps abstraction, même si nous devinons combien cette crise va bouleverser les équilibres économiques, un des enjeux majeurs pour le Palais, fermé près de 165 jours par an en raison des locations d’espaces et des périodes de montage des expositions, est qu’il soit davantage ouvert, même lors des moments de fermeture. Je souhaite, par exemple, que lors de la privatisation des espaces pour la Fashion Week– le Palais de Tokyo trouve 60 % de son budget dans les privatisations –, le Palais continue à créer du sens avec ce que j’appelle des « fashion programs», dans lesquels nous donnerons à comprendre la mode comme espace de créativité, avec des conférences, des performances et des ateliers, en donnant de la visibilité à certains jeunes fashiondesigners en phase avec notre programmation. Il ne s’agira pas de parler des marques, mais du vêtement, ce premier espace que l’on habite et qui nous permet de nous réinventer.
Vous connaissez mon intérêt pour la notion d’« œuvre ouverte » d’Umberto Eco, et la façon dont la contemporanéité s’incarne par des formes artistiques qui dépassent la question de la forme plastique. Il y a eu des choses absolument fantastiques en performance, notamment avec le festival « Do Disturb » ; je souhaite aller encore plus loin.
La carte blanche proposée à Anne Imhof, en octobre 2020, incarnera le projet que je porte pour le Palais. L’œuvre de l’artiste allemande est ultra-contemporaine avec aussi une dimension parfois mélancolique et post-romantique, tout en ayant des éclats de ferveur et de violence qui résonneront avec l’architecture. Anne Imhof est en train de créer un projet total dans lequel l’architecture du Palais sera désossée, mise à nu. Il s’agira d’essayer de comprendre notre rapport à l’architecture très spécifique du Palais, qui est une forme d’architecture émotionnelle habitée par les corps et par les œuvres. La sienne convoquera les questions de l’extase, du désespoir, des énergies, des corps qui sont comme des sismographes d’un état du monde immédiat. Plastiquement, cela sera aussi très fort, avec des œuvres qui figurent des couchers de soleil, des horizons basculés. La musique sera aussi très présente. Sa proposition devrait être assez extraordinaire.
Au-delà du Qatar, c’est un mouvement international qui interroge la provenance des fonds pouvant financer les institutions. Ce mouvement vient des pays anglo-saxons, et notamment de la polémique Sackler. BP, en Angleterre, a fait les frais de cette réflexion. L’exposition « Notre monde brûle » veut dire que nous ne devons pas nous voiler la face : nous contribuons tous à le faire brûler ; nous avons tous une responsabilité dans l’anthropocène. Dans une période de grande angoisse et de crispation, nous aimerions peut-être trouver des boucs émissaires, à travers notamment les compagnies pétrolières qui sont, en effet, très pollueuses. Mais nous sommes tous responsables en utilisant le pétrole. Dans l’un de ses derniers livres, Bruno Latour nous met « face à Gaïa ». Nous sommes tous face à Gaïa.
Dans notre collaboration avec le Mathaf, des questions ont été soulevées, mais sans polémique. Moi-même, lorsque j’ai été nommée au Palais de Tokyo, je suis allée au Qatar discuter avec l’ambassadeur. Je me suis plongée dans l’histoire de ce pays qui, dans les années 1950, était encore un village de pêcheurs de perles et de nomades. Le Qatar est un pays jeune qui veut évoluer, et l’on ne peut pas demander à tous les pays d’évoluer à la vitesse – lente au passage – à laquelle la France a avancé sur des questions sensibles, comme la question du genre ou de l’homosexualité. Au Qatar, il y a certes la charia, comme dans d’autres pays arabes, mais il n’y a pas eu d’exécution depuis 1974.
Je les comprends. Nous sommes un lieu de pensée, nous avons donc une responsabilité globale dans ce que l’on propose à nos visiteurs. Mais il ne s’agit pas d’une exposition livrée clés en main par l’office de tourisme du Qatar ! Nous avons fait un travail scientifique avec Fabien Danesi, commissaire associé, et coproduit cette exposition avec le Mathaf ; nous ne sommes pas financés par le Qatar. Seulement trois artistes sont d’ailleurs originaires du pays. Abdellah Karroum, commissaire de « Notre monde brûle », qui fut le co-commissaire de la triennale « Intense proximité » d’Okwui Enwezor au Palais de Tokyo, a pris position avec une totale liberté, sans aucune censure ; même la situation des travailleurs étrangers au Qatar est abordée dans l’accrochage ! Abdellah Karroum n’a pas de double discours. Au Mathaf, dont il est le directeur, il propose une programmation extrêmement engagée, avec par exemple El Anatsui, et de nombreuses artistes femmes : Mona Hatoum, Yto Barrada ou Huguette Caland. L’exposition veut nous montrer le désir du Qatar de diversifier ses ressources énergétiques. Nous en sommes tous là. Les compagnies pétrolières sont elles aussi en train de diversifier leurs ressources pour aller vers de nouveaux modèles de transition énergétique qui ne se fera pas d’un claquement de doigts. Ce qui me désole le plus, ce sont les autodafés. Il faut analyser précisément la situation des pays, et ne pas se retrouver devant des situations aberrantes, où tout le monde se rend en Arabie saoudite et où on s’étonne que le Palais travaille avec le Qatar. Quelque chose m’échappe…
Alors, de quoi parle-t-on ? Veut-on prendre part au développement culturel et à l’ouverture au monde de ces pays en pleine transformation à travers leurs institutions ? Je pose la question : n’est-il pas intéressant de nouer des liens avec les institutions de ces pays ? Le Louvre Abu Dhabi accueille 2,5 millions de visiteurs, et ce ne sont pas que des touristes. Un travail immense est fait pour parler aux Émiratis. J’ai vu de près le travail effectué auprès de la population pour la Biennale de Sharjah : c’est passionnant ! Et lorsque je vois le travail de transmission et de pédagogie réalisé par le Mathaf, je me sens sur la même longueur d’onde.
Je m’y expose, j’en ai conscience. La question écologique est très présente dans « Notre monde brûle », notamment avec le film sublime de John Akomfrah. Pourtant, cette exposition a connu un très beau démarrage : 9 500 visiteurs sont venus pour le vernissage, et une moyenne de 2 000 personnes la visitaient chaque jour avant sa fermeture. L’exposition n’est ni ma vision du monde, ni celle, à 100 %, d’Abdellah Karroum : elle laisse la parole aux artistes. Les artistes ont le pouvoir de transmettre leur version du monde. Ceux à qui nous avons passé commande ont eu la liberté totale de s’exprimer sur notre monde.
En juin 2021, nous présenterons un autre grand projet de saison, à l’échelle de tout le Palais, qui s’appellera « Réclamer la terre ». Nous inviterons des artistes d’autres pays, notamment d’Australie, pour les interroger sur leur rapport plus pacifié, plus ritualisé, avec la nature. Nous inviterons aussi des artistes liés à la culture aborigène, des artistes français qui ont un rapport très fort avec le monde rural, Thu-Van Tran dont l’histoire personnelle avec la botanique et ce qu’elle sous-tend est spéciale… Dans ce cadre, nous sommes également en train de lancer un cercle de mécènes écoresponsables. Nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur notre monde, beaucoup d’entreprises font des audits et travaillent sur leur écoresponsabilité. Ce sera l’occasion pour le Palais de Tokyo d’apprendre d’entreprises qui sont en avance sur ce sujet.
Mon travail, c’est la question de la porosité. Voir une forme en rencontrer une autre et regarder naître autre chose de cette rencontre me passionne. Qu’il s’agisse de l’art et de la musique, de l’art et de la danse avec l’exposition « Danser sa vie » dont je fus commissaire au Centre Pompidou, avec Christine Macel, ou, plus récemment, de « Couples modernes » à Metz, je veux comprendre comment nous sommes affectés par l’autre quand on partage une émotion. Je souhaite donc ouvrir le Palais à d’autres formes artistiques, comme la musique, avec des liens renforcés avec la boîte de nuit le Yoyo.
Mais la programmation, pour les visiteurs, reste la partie émergée de l’iceberg. Or, le Palais de Tokyo va connaître une mue plus globale. Nous allons, par exemple, lancer un projet de patinoire écologique avec la société Climespace déjà présente dans nos sous-sols – au passage, nos espaces ne sont pas climatisés et, par conséquent, écologiques. Nous réfléchissons aussi à installer des panneaux solaires. Le Palais de Tokyo est un lieu où l’on peut tout faire. Nous ne sommes pas un musée avec des normes strictes de contrôle, ni un lieu formaté, mais un centre d’art où tout est possible.
En France, nous avons déjà la Biennale de Lyon. Cet événement très reconnu sur la scène internationale a son identité propre et a su nouer un très beau dialogue avec le territoire avec son programme Veduta. J’ai eu l’immense chance de pouvoir être la commissaire de la biennale « Les mondes flottants », en 2017, et le Palais de Tokyo a été le commissaire invité de la dernière Biennale de Lyon en 2019. Il ne s’agit donc pas de refaire au Palais un événement identique ou un événement qui prendrait la place de la Biennale de Lyon.
Avec la future triennale de 2022, je souhaite en revanche m’inscrire dans ce qui avait été engagé par Okwui Enwezor au Palais de Tokyo et dans divers lieux à Paris et en Île-de-France en 2012 [« La Triennale, Intense proximité »]. J’aime l’idée que le Palais de Tokyo, avec ses 20 000 m2, soit l’un des cœurs de la manifestation. Mais ce qui m’intéresse encore plus, c’est de tisser des trajectoires qui relient le Palais de Tokyo à d’autres institutions du Grand Paris. J’ai par ailleurs été très sensible à cette idée d’inviter un grand commissaire étranger, Okwui Enwezor, à venir travailler avec des commissaires français et de lui avoir permis d’explorer la scène culturelle française. L’invitation lancée à Ralph Rugoff de diriger la Biennale de Lyon en 2015 lui a permis de mieux découvrir la scène française, ce qui s’est traduit par la présence d’un grand nombre d’artistes français lorsqu’il a ensuite été le commissaire de la Biennale de Venise.
Nous ne devons pas penser la scène française comme un territoire clos. La France a toujours été une terre d’accueil, le ministre de la Culture Franck Riester l’a d’ailleurs rappelé récemment. Tous les mouvements de l’histoire de l’art ont été vivifiés par cette porosité, cette fraternité, à l’image du concept de « résidence-résonance-résistance » de Chen Zhen accueilli en France. De grands artistes internationaux continuent de venir vivre et travailler en France, devenant parfois même français : ils sont comme des cadeaux. C’est pourquoi le Palais de Tokyo doit donner une visibilité aux artistes français, mais sans quota, tout en étant une rampe de lancement pour des projets internationaux.
Il y a toujours eu en France une césure très forte entre la culture savante et la culture populaire. Personnellement, je pense que les deux cultures se nourrissent l’une de l’autre. C’est pourquoi quand je suis arrivée en 2000 à la Cité de la musique, j’ai réalisé des expositions sur Jimi Hendrix et les Pink Floyd. Le Palais de Tokyo sera un lieu où les questions des individus, de l’identité, de l’excentricité, du posthumain, de l’afrofuturisme, etc., seront abordées.
La médiation est déjà centrale au Palais de Tokyo, où les médiateurs sont extrêmement investis. Durant la visite du vendredi soir, par exemple, les médiateurs peuvent s’emparer avec une totale liberté des expositions. Mais nous souhaitons aller plus loin et avoir, en permanence, même lorsque les expositions seront fermées, une « maison » pour nos publics au sein du Palais. Cette « maison » nous permettra de travailler avec des professionnels sur les questions de l’exclusion sociale, du handicap, de l’apprentissage, du soin (le care), etc. Nous voulons montrer combien l’art, pas uniquement par sa beauté, mais aussi par sa dimension cathartique, peut avoir un impact fort sur des personnes en souffrance ou en situation d’exclusion. Ce n’est donc pas uniquement la médiation sur les expositions, mais aussi l’idée du care, de prendre soin de gens. Ce mini-Palais sera créé en septembre 2021.
Notre métier, c’est de travailler pour notre public. Or, notre public, lorsqu’il vient au Palais de Tokyo, cherche à prendre le pouls du monde. Il ne cherche pas nécessairement à s’évader dans la contemplation comme il peut le faire dans les musées traditionnels. Nous recherchons donc vraiment à prendre le pouls du moment, en sachant que des institutions comme le Centre Pompidou ont déjà développé ces questions. Le Musée d’Orsay aussi, qui questionne des sujets contemporains à travers des expositions comme « Le modèle noir » et, à l’automne prochain, « L’invention de la nature au siècle de Darwin ». C’est fantastique qu’un musée du XIXe siècle puisse développer une telle politique !
L’art a cette capacité extraordinaire de nous emmener sur des cheminements de pensée, sur des modes de réflexion. Dans l’état de crispation et de doutes dans lequel le monde se trouve actuellement, les artistes nous emmènent faire des traversées qui nous permettent de respirer. « Notre monde brûle » mais, heureusement, les artistes nous apportent de l’oxygène.
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Emma Lavigne : « Dans ce monde en crise, Les artistes nous permettent de respirer »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Emma Lavigne : Dans ce monde en crise, Les artistes nous permettent de respirer