Dans le cadre de l’Année culturelle France-Qatar, le Palais de Tokyo explore les crises du XXIe siècle par le biais des scènes artistiques arabes. Une exposition passionnante qui fait fi de la contradiction entre global et local, et que le public pourrait voir en juin si le confinement est levé.
Paris.« Les guerres du monde arabe sont localisées, mais elles touchent le monde entier », déclarent les co-commissaires Abdellah Karroum, directeur du Musée arabe d’art moderne du Qatar (Mathaf), et Fabien Danesi [commissaire au Palais de Tokyo], pour qui cette exposition est plus qu’une « exposition d’artistes arabes ». Si un tiers seulement des œuvres proviennent des collections du Mathaf, la majorité des artistes exposés sont originaires du Maghreb et du Moyen-Orient : il s’agit donc bien de regarder le monde en feu depuis une région précise. Pourquoi est-ce un musée qatari qui propose cette exposition ? Le Qatar n’a en effet pas connu de « printemps » en 2011, le régime ayant étouffé toute protestation. Mais Abdellah Karroum rappelle qu’il a déjà monté au Mathaf une exposition sur ces révoltes, intitulée « Revolution Generations », en 2018 ; le musée possède en outre une collection qui démontre « un intérêt large pour le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et les diasporas arabes », y compris sur des thématiques politiques.
Plutôt que de reconstruire une chronologie de ces « printemps », l’exposition privilégie les effets d’écho entre les œuvres et la métaphore. Celles-ci n’abordent jamais directement les événements, même lorsque le contexte politique est omniprésent. Si les portraits réalisés en Égypte par Shirin Neshat (Iran) en 2012-2013 représentent des personnes touchées par la répression qui a suivi le « printemps arabe », il faut lire les cartels pour le savoir : rien dans ces portraits intenses en gros plan ne révèle l’identité des modèles. C’est donc par les récits individuels et les détails que les artistes contournent l’histoire factuelle : Mounira Al Solh (Liban), par exemple, brode et dessine les biographies de réfugiés syriens à Beyrouth sur des documents administratifs, indépendamment de toute chronologie.
S’éloigner du factuel permet de créer des « récits alternatifs » ou des « contre-récits », comme les dénomment les deux commissaires, pour « relier entre elles des histoires séparées et “invisibilisées” », précise Fabien Danesi. Les révoltes de 2011 deviennent des métaphores d’histoires invisibles. Ainsi l’Algérienne Amina Menia propose-t-elle une autre histoire de l’Algérie à travers les matchs de football les plus marquants de son pays, redonnant une voix aux supporters ; sa vidéo Foot de Libération nationale trouve un écho dans le mouvement du Hirak de 2019 [mouvement de contestation du peuple algérien réclamant la démission du président Adelaziz Bouteflika], traversant toutes les couches sociales.
Au milieu des « récits alternatifs » émergent aussi des événements oubliés, comme dans l’œuvre performative de Mustapha Akrim (Maroc). Derrière une fresque blanche sans décor se cachent des images d’archives liées aux révoltes étudiantes de 1968 et 1981 au Maroc. Les visiteurs peuvent, munis d’une truelle, gratter l’enduit pour faire apparaître les images, car « l’histoire est comme un processus d’excavation, et le peuple joue un rôle dans la mémoire », selon Fabien Danesi.
Les deux commissaires proposent donc une archéologie des discours et des histoires, y compris les événements qui ont précédé les « printemps ». Amal Kenawy (Égypte) avait ainsi pressenti dès 2010 la situation explosive en Égypte, qu’elle représente par des bonbonnes de gaz entassées dans une installation monumentale. « Elle a identifié les points de tension dans la société, et elle interpellait les gens dans la rue pendant ses performances », explique Abdellah Karroum. Cette œuvre renvoie à l’installation d’un autre Égyptien, Wael Shawky, exposé dans les sous-sols du Palais de Tokyo. À l’aide de sable déversé sur le sol, de poteries brisées et de vidéos, l’artiste reconstitue le village d’Abydos en Égypte où les habitants se racontent des histoires de trésors cachés dans le temple d’Osiris, des récits transmis sur plusieurs générations. Là encore, un autre récit émerge des profondeurs.
Reste la question de l’appartenance géographique et des territoires, que les commissaires tentent de dépasser en intégrant des artistes originaires d’Afrique (Sammy Baloji, John Akomfrah, Otobong Nkanga) et d’Europe (Francis Alÿs, Fabrice Hyber). Si certaines œuvres relèvent bien du contre-récit, telle celle de Sammy Baloji sur l’utilisation du cuivre congolais pendant la Première Guerre mondiale, les autres ne créent pas toujours d’échos évidents avec le thème des révoltes populaires (Hyber). Fabien Danesi le justifie par le fait que « les artistes sont internationaux, et [que] l’exposition n’est pas déterminée par un territoire unique ». Abdellah Karroum ajoute pourtant qu’il tenait à exposer les artistes arabes de la génération 2001-2011, « une nouvelle génération apparue au Maghreb et dans le Golfe, en rupture avec les traditions modernistes antérieures » : sans résoudre cette contradiction interne, l’exposition négocie entre le global et le régional, pour tenter d’en finir avec les« interprétations eurocentriques » de l’histoire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°543 du 10 avril 2020, avec le titre suivant : Sous les « printemps arabes », révoltes et autres récits