Entretien avec Paul Ardenne, critique et historien de l’art, maître de conférences à la faculté des arts d’Amiens. Il est l’auteur d’Extrême, esthétiques de la limite dépassée (Flammarion, 2006) et d’Art, le présent (Éditions du Regard, 2010).
L’œil : Et s’il fallait ajouter un chapitre contemporain à l’exposition d’Orsay ?
Paul Ardenne : Je ne peux évidemment rien dire sans l’avoir vue. Je crains cependant que le résultat ne soit un peu trop illustratif. À partir du moment où un artiste représente un crime, ou un châtiment, c’est du documentaire ou de l’allégorie. À la limite, je préférerais voir le propos déplacé vers d’autres types de châtiments.
On sait tous que l’artiste règle d’abord des comptes avec ses ennemis intérieurs. Finalement, c’est un énoncé qui m’évoque bien davantage L’Homme blessé de Courbet ou les autoportraits de Schiele ou de Bacon. L’autopunition par défiguration plutôt que La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime de Prud’hon. Ce qui m’intéresse, c’est le châtiment de soi. Et depuis le xixe siècle, la culpabilité de l’artiste est à son comble !
L’œil : Dans Extrême, esthétiques de la limite dépassée, vous établissiez une sorte de typologie commentée de l’image extrême à vocation esthétique. À partir de quand ou de quoi peut-on parler d’image extrême ?
P. A. : Extrême, qui vient du latin exter, entendu comme « extérieur à », renvoie à un dépassement des limites. Ce livre se demandait comment configurer cette représentation de l’extrême. Quant à la définition du terme, elle est évidemment relative. Elle est d’abord question d’un certain état du moment, de l’époque.
Aujourd’hui, paradoxalement, alors que les images les plus insoutenables sont en accès libre dans les médias ou sur Internet, on voit bien que le curseur s’est considérablement déplacé, dans l’autre sens ! Difficile d’imaginer en 2010 un Vito Acconci se masturbant sous le plancher de sa galerie ou le boudin que Journiac a cuisiné avec son sang.
Quand on voit que trois banderoles reprenant un slogan de Sarkozy accrochées sur la façade des Beaux-Arts peuvent faire l’objet d’une censure, il est clair qu’aujourd’hui la limite est vite dépassée… Tout se passe comme si les artistes devaient désormais systématiquement se justifier.
L’œil : C’est aussi un fonds de commerce…
P. A. : Il est clair que beaucoup d’artistes jouent avec ça. Comme ça a été le cas des Young British Artists en Angleterre. Mettre en scène Les Désastres de la guerre de Goya comme les frères Chapman ont pu le faire n’est pas inintéressant, mais le traitement en est franchement littéral.
Beaucoup de ces figures artistiques de l’outrance glissent vers des clichés qui deviennent finalement de pures conventions, et provoquent au bout du compte le bâillement, plus que l’ébranlement.
L’œil : Comment sortir de l’académisme de l’image violente ?
P. A. : Le propos d’un artiste comme Santiago Sierra me semble à cet effet assez habile. Il établit dans le même temps un discours sur l’art et un discours sur le réel. Le simulacre et la réalité des choses. Il travaille sur la violence des rapports sociaux, mais aussi sur les mythes artistiques de la modernité. Quand il demande à des travailleurs de se branler et qu’il les paye pour ça, il travaille sur une récurrence de l’art moderne qui est la tache.
Quand il va chercher un mendiant handicapé au Mexique, qu’il lui fait payer par le staff de Mercedes-Benz un vol aller-retour en première classe en Allemagne pour se faire offrir la visite d’une usine où l’on fabrique des automobiles avant de le faire ramener à son point de départ, il travaille sur la boucle. Et quand il ferme au moyen d’un mur le pavillon espagnol de la Biennale de Venise en n’y laissant entrer que les détenteurs d’un passeport espagnol, il travaille aussi sur un dispositif cher naguère aux artistes minimalistes.
Pour certains, Sierra est cynique et impudent. Pour d’autres, sa violence permet de casser la religion de l’œuvre d’art autonome évangélisée par les modernistes et, surtout, de remettre brutalement en selle, dans le champ de l’artifice, la réalité. Comme à rappeler que le monde existe. C’est là, à mon sens, une violence autrement plus raffinée et opérante que celle, caricaturale, des frères Chapman.
L’œil : La représentation de la violence résiste-t-elle au relativisme ?
P. A. : Je ne crois pas. Quand l’artiste mexicaine Teresa Margolles recueille des fragments de corps de cadavres dans une morgue et en fait des éléments d’une réalisation artistique, on peut considérer ça comme scandaleux si on accorde au corps mort une importance métaphysique. Mais on peut aussi considérer, comme certains Chinois, les artistes du collectif Cadavre par exemple, que le corps mort n’est rien, que ça n’est jamais qu’un matériau comme un autre.
L’œil : Quelle serait alors pour vous l’image extrême ultime, celle que vous n’avez pas encore vue ?
P. A. : Sans doute le vide. Pas le vide encombré de métaphysique, pas le vide vibrant d’Yves Klein. L’autre vide. Le gouffre.
L’œil : L’image violente serait-elle aujourd’hui épuisée ?
P. A. : Il existe aujourd’hui un répertoire abondant d’images extrêmes. On trouve même sur Internet des sites vous permettant de regarder des dissections de cadavre, des scènes d’anthropophagie, des exécutions, des exhumations de tombes ou des viols… Mais ça ne banalise pas pour autant ni ces images, ni les faits qu’elles archivent. Ce sont des images qui résistent.
L’œil : Les représentations de l’extrême ne seraient pas forcément celles que l’on croit ?
P. A. : Je dirais qu’il existe deux registres d’extrémisme dans la représentation, également repérables l’un comme l’autre dans le champ de l’art : un extrémisme de la figuration brutale, qui saute à la figure. De celui-là, on guérit assez vite. Et un extrémisme de l’allusion.
Je me souviens avoir été secoué par une courte vidéo de Laurent Montaron, What Remains Is Future (2006). Cette bande ne montre pourtant rien d’autre qu’un dirigeable des flancs duquel s’échappent soudainement des flammèches. Cet aéronef sorti de nulle part prend feu tout en se déplaçant dans un paysage incertain, entre mer d’huile et ciel de soufre.
Brusquement, l’écran s’éteint, laissant le spectateur complètement orphelin d’une image qui renvoie explicitement à l’imagerie de la catastrophe. Une telle vidéo mobilise infiniment plus de capacité d’effroi qu’une image brutalement violente. On a beaucoup plus de mal à s’en débarrasser. C’est ce que j’appellerais une œuvre à « mèche longue ».
L’œil : Comment regarder le spectacle superlatif de la violence ?
P. A. : Il y a deux manières de le regarder : soit de l’extérieur, en s’en embarrassant ou en en frissonnant, ou pour vomir. En n’ignorant pas que la demande publique de voyeurisme, de macabre peut susciter en sous-main ce genre de proposition spectaculaire. Soit on opte pour un regard plus critique, plus fin, voire politique. L’on se demandera alors pourquoi l’artiste expose la violence, à quelles fins, pour servir qui.
Ce qu’il s’agit de ne pas oublier, toutefois, c’est combien le travail de l’art est d’abord pour l’artiste un travail de face-à-face avec lui-même. C’est pour ça que l’art m’intéresse, au demeurant. Pour le challenge intime qui s’y investit à plein. Parce que l’artiste est quelqu’un qui a un problème à régler et que ce problème non résolu, c’est lui-même. Tout artiste porte foncièrement une incapacité à vivre le monde tel quel. Il lui faut donc se montrer apte à constituer quelque chose et créer, produire une œuvre quelle qu’elle soit, dût-il se faire couper en morceaux devant un public.
L’œil : Comment expliquer la relative pacification des formes d’art ?
P. A. : Le spectateur contemporain, me semble-t-il, est à présent en attente de formes d’art plus douces, non forcément brutales. La violence et la radicalité ne concernent plus qu’une toute petite poignée d’artistes. On en parle trop, les médias, on peut le déplorer, ne s’intéressant à l’art contemporain que lorsqu’il mousse.
Aujourd’hui, bien des artistes sont investis dans des travaux qui vont dans le sens du care, de la réparation, contre la violence. Cette évolution est bien plus intéressante que la reconduction ennuyeuse des formes censées faire scandale. Écologie, extraterritorialité, les artistes sont en train de passer du surexpressif et du spectaculaire à l’éthique. Après avoir longtemps provoqué, ils construisent. L’avenir de l’art pourrait bien être éthique.
Exposition « L’impossible photographie, prisons parisiennes (1851-2010) », musée Carnavalet, Paris IIIe, www.carnavalet.paris.fr, jusqu’au 4 juillet 2010.
Catalogue collectif aux éditions Paris-Musée, 336 p., 400 ill., 39 €.
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Paul Ardenne : « L’extrémisme de l’allusion est plus fort que celui de la représentation »
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Abonnez-vous dès 1 €La présentation des livres de Paul Ardenne, Extrême, esthétiques de la limite dépassée et Art, le présent. La création plasticienne au tournant du xxie siècle sont disponibles en libre accès sur le site www.artclair.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : « L’extrémisme de l’allusion est plus fort que celui de la représentation »