Le Musée Cantini, à Marseille, expose deux cents gravures de Georg Baselitz des années 1960 à nos jours. La rétrospective éclaire la violence et les tensions qui animent l’œuvre.
«Vous pouvez être sûr qu’une ligne grattée dans un matériau qui résiste possède un caractère plus définitif que la ligne d’un dessin » : ces propos recueillis de Georg Baselitz illustrent la place primordiale de la gravure dans l’ensemble de son œuvre, une place mise en lumière aujourd’hui au Musée Cantini, à Marseille.
Outrancier, dissonant, cru ou brutal, l’artiste est passé au crible d’un parcours construit autour de plus de deux cents gravures des années 1960 à nos jours, présentées de manière chronologique et par série. Le processus sériel de Baselitz s’impose comme un schéma artistique autonome et différencié de son œuvre peint ou dessiné au travers de toutes les techniques de la gravure auxquelles l’artiste se confronte depuis le début de sa carrière.
Dès 1964, l’eau-forte Die Falle (« Le Piège ») présente la plupart des caractéristiques singulières de l’artiste. Représentant un personnage affaissé, les pieds pris dans des pièges à loup, les mains embourbées dans la glaise, l’image de l’homme impuissant (son père, broyé par la machine soviétique ?) est brutale, directe. L’imagerie allemande (le héros, les paysages forestiers) est détournée, au profit d’une critique des idéologies passées et présentes. Baselitz y mêle la figure du peintre en le dotant d’un sac d’où émergent des pinceaux, référence à Courbet et aux artistes de plein air du XIXe siècle. La première décennie, 1964-1975, est marquée par une production sombre, où domine le noir et blanc. Les figures anthropomorphiques massives sont prédominantes, sortes de pantins sur fond de ruines post-apocalyptiques. Une certaine « esthétique de la laideur » est influencée par les graveurs maniéristes entrevus lors d’un séjour à Florence en 1965. Un tournant est pris en 1969, lorsque Baselitz renverse le motif, moyen pour lui de « libérer une représentation de son contenu » selon ses termes, et de signifier son refus des règles visuelles. À partir des années 1970, ce monde à l’envers s’affiche comme sa signature. Dreibeniger Akt (« Nu aux trois jambes »), 1977, est à ce titre très représentatif de cette production. La linogravure, technique dans laquelle il excelle, confère à ce nu féminin monumental une vibration de la matière et un velouté exceptionnel. Baselitz éprouve la résistance de la matière en creusant le dessin en réserve, un travail physique où le geste devient un combat en soi. Le motif entre en conflit avec un fond souvent proche de l’abstraction. Ährenleserin II (« Glaneuse II »), une épreuve aux tonalités brun-rouge de 1979, évoque Les Glaneuses de Millet dans une représentation où le motif devient presque abstrait. Cette tension permanente entre l’abstrait et le figuratif constitue un enjeu permanent de l’œuvre de Baselitz à partir des années 1980. Dans sa série Grün (« Vert »), en 1990, le sujet surgit en réserve ; s’il est parfois peu identifiable, l’artiste n’y renonce jamais complètement.
Corps disloqués
Les obsessions de Baselitz jaillissent au fil de l’accrochage marseillais : le corps féminin sexualisé à outrance d’abord, dans une filiation évidente avec les femmes d’Egon Schiele. La série Gotische Mädchen (« Filles gothiques ») de 1995 développe en quarante-neuf gravures des corps disloqués, contorsionnés, d’une violence d’exécution extrême. Autre permanence, son regard porté sur l’Allemagne et les événements tragiques du XXe siècle : ce natif de Saxe qui se considère lui-même comme « un artiste allemand » ne cesse de s’interroger sur l’imagerie germanique : Hannoversche Treue (« La Fidélité de Hanovre », 2010 détourne l’emblème de l’aigle qui, renversé, devient un oiseau en chute libre. Fragmentations, éclatements et fractures s’enchaînent dans des variations et des nuances de textures étonnantes. Considéré comme l’un des meilleurs graveurs contemporains, Baselitz cherche « à clarifier une forme élaborée dans le dessin ou la peinture presque comme un schéma mais qui ait une ambition artistique autonome. » Une volonté que la rétrospective marseillaise révèle avec intelligence.
Jusqu’au 25 septembre, Musée Cantini, 19, rue Grignan, 13006 Marseille, tél. 04 91 54 77 75, www.marseille.fr, tlj sauf lundi, 11h-18h. Catalogue, éd. Snoeck, 128 p., 25 euros, ISBN 978-94-6161-018-8.
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Marseille : Le monde à l’envers
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°351 du 8 juillet 2011, avec le titre suivant : Marseille : Le monde à l’envers