Partout en France : Grande ménagerie

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 5 juillet 2011 - 1229 mots

« Monuments et animaux », manifestation d’art contemporain, est accueillie par quarante-six sites en France, tandis que « Safari » s’installe à Nantes et Carquefou. Ou quand les bêtes réfléchissent la condition humaine.

Peluches, mascottes, motifs, logos, héros de dessin animé : l’hypertrophie du bestiaire à l’ère de l’« anthropocène » serait-elle proportionnelle à la raréfaction de l’animal dans la réalité contemporaine, celle de la surpêche, de la déforestation, ou de l’usage massif des pesticides ? Les paradoxes qui sont au cœur de la relation de l’homme avec les autres bêtes sont explorés cet été dans deux séduisantes manifestations, « Safari » à Nantes, portée par Patrice Joly, directeur de la Zoo galerie, et « Monuments et animaux », un programme artistique confié par le Centre des monuments nationaux à Claude d’Anthenaise, directeur du Musée de la chasse à Paris, qui porte sur trente-six sites en France. « Il s’agit de lieux de mémoire, de lieux d’habitation, de défense ou de prière pour les hommes, en tout cas de hauts lieux de culture. Et pourtant ces précieux monuments ont aussi été façonnés pour l’animal. Ils sont marqués par sa présence, qu’elle soit de nature utilitaire, affective ou plus fréquemment clandestine », argumentait Claude d’Anthenaise lors du lancement de son projet herculéen.

C’est principalement l’art contemporain qui s’immisce dans les sites patrimoniaux sous les traits de l’animal. Cette programmation témoigne de la ferme conviction du commissaire – expérimentée dans son propre musée. Celui-ci sensibilise de nouveaux publics à la création actuelle en trouvant un point d’ancrage thématique dans le contexte dans lequel elle est montrée. Ainsi chaque œuvre fait-elle écho à un aspect de l’histoire du lieu, servant sa connaissance et jetant un pont entre le passé et le présent. La jeune artiste Agathe David a même embarqué pour un voyage dans le temps en se mettant dans la peau d’un moine bénédictin, à l’abbaye du Mont Saint-Michel (Manche), où elle expose des dessins inspirés de psaumes qui renouent avec la pratique de l’enluminure. Si l’écueil est de cantonner l’œuvre à une fonction d’illustration, les propositions ne se complaisent jamais à prendre le visiteur « dans le sens du poil ». En effet, si elles sont liées au site par une thématique, les pièces en prennent souvent le contre-pied, jouant du décalage avec l’atmosphère du lieu pour mieux en questionner les traditions. 

Au château de Bouges (Indre), par exemple, qui a gardé intact l’aménagement intérieur hérité de ses derniers propriétaires, est donnée une version particulière du cérémonial du dîner. Dans la fastueuse salle à manger, des terrines zoomorphes composent une ménagerie morbide tandis qu’est projetée la vidéo d’Isabelle Levenez, Le Repas de famille, au cours duquel les protagonistes masqués de têtes d’animaux dévorent leur soupe tels des prédateurs. Dans l’arrière-cuisine aussi, où Laurie Karp met en scène les traces d’un curieux rituel carnivore (Une faim de loup), plane le spectre de la bestialité réprimée par les bonnes manières. 

La malice de Claude d’Anthenaise frôle la provocation quand, au château de Maisons-laffitte (Yvelines), lieu de pèlerinage pour les passionnés de cheval, il expose les sculptures difformes de Berlinde De Bruyckere, fabriquées selon les méthodes de taxidermie avec des peaux d’équidés.  La complexité de la relation de l’homme à l’animal, qu’il soit utilitaire, de compagnie, protégé ou adoré, ne saurait ignorer la catégorie des « nuisibles ». Ils sont à l’honneur dans la cité médiévale d’Aigues-Mortes (Gard), aux portes de la Camargue, qui accueille sous le titre « Le moustique saigneur », les œuvres, parmi d’autres, de l’artiste Sénégalais Henri Sagna, engagé dans la lutte contre le paludisme. À l’abbaye de Montmajour (Bouches-du-Rhône), liée au culte des morts, Erik Nussbicker crée un sablier monumental en tulle qui met à contribution des mouches. L’insecte y est détourné de la symbolique vulgaire pour conférer sa force poétique à cette vanité. 

Baleine geisha-transsexuelle
Le « Safari » en Pays de la Loire porte lui aussi sur le rapport de l’homme à l’animal, mais par un biais plus iconologique. Le chasseur de l’anthropocène ne traque plus la peau de l’animal mais son image, ainsi que l’annonce le mur confié à Éric Tabuchi au Lieu unique, à Nantes, qui abrite l’exposition la plus convaincante de ce parcours. Le Zoo des marques réunit une collection photographique d’enseignes zoomorphes jalonnant des zones industrielles, entre lesquelles se sont glissées des images de miradors. Ces oiseaux vendeurs de mobilier et éléphants laveurs de voiture semblent énoncer l’hypothèse anthropologique du commissaire : de tout temps, l’homme a représenté l’animal, et les codes ou la destination de ces images pourraient bien être un indicateur de l’évolution d’une culture. À cette histoire de la représentation qui est esquissée au Musée des beaux-arts de la ville, fait écho la scénographie théâtrale d’une des salles du Lieu unique. Dans le noir est projeté un film Super-8 de Philippe Decrauzat After Birds, où les images en accéléré du film d’Alfred Hitchcock fournissent un motif abstrait. À l’autre extrémité de la pièce est suspendu le grossier tissage de Dewar & Gicquel, Mammoth and Poodle, réminiscence artisanale d’une improbable peinture rupestre figurant un pachyderme et un caniche. Les deux artistes superposent les références et mélangent les genres pour donner forme à des figures animales « relookées », ainsi de leur raie manta gothique-punk au Lieu unique ou de leur baleine geisha-transsexuelle échouée au Frac des Pays de la Loire.  

Embrayeurs de fiction
L’animal est le souffre-douleur de l’imagination humaine, en première ligne de ses fantasmes, à l’image des « moutons de la Pompadour » dont la favorite de Louis XV s’était amusée à faire dorer les cornes. Ressuscités par Nicolas Milhé pour l’exposition, ces ovins sont de puissants embrayeurs de fiction grâce à ce simple détail, tout comme l’hyène du même artiste, affublée de dents en or comme un chanteur de rap. Personnifié, modelé à notre image, l’animal projette à son tour le reflet glaçant de nous-même, tel le chien « dansant » avec son maître dans la saisissante vidéo de Paulien Oltheten. Un moment de grâce est offert par la mise en regard du film poignant de Mircea Cantor, Deeparture, huis clos insoutenable mettant en scène un loup et une biche dans une pièce vide, avec les vidéos sanglantes d’Ali Kazma, Le Boucher et Les Abattoirs. Tandis que l’une dresse le portrait d’un personnage atypique, déclarant son amour tactile de la chair bovine, l’autre décrit la violence de l’abattage industriel en dépit du respect des precepts hallal. Cette imbrication du sacré et de la barbarie dont l’animal est le réceptacle serait-elle le signe le plus probant des contradictions d’une société dont la perte des repères se mesurerait à la complexité de son rapport à l’animal (et par extension à la nature) ? Le phénomène des « furries » apparu aux États-Unis est un symptôme des dérives métaphysiques auxquelles est en proie l’animal social. Le reportage incontournable d’Allain Della Negra et Kaori Kinoshita, La Tanière, se penche sur cette communauté de solitaires qui se construisent une identité sous leurs masques en fourrure. 

Monuments et animaux

Dans 36 monuments nationaux en France, horaires et dates de fin d’exposition variables selon les lieux, tél. 01 44 61 21 50, www.monuments-nationaux.fr

Safari

Jusqu’au 4 septembre, au Lieu unique, quai Ferdinand-Favre, 44013 Nantes, tél. 02 40 12 14 34, www.lelieuunique.com, du mardi au samedi 13h-19h, le dimanche 15h-19h. Et aussi au Frac des Pays de la Loire, à Carquefou, et au Musée des beaux-arts de Nantes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°351 du 8 juillet 2011, avec le titre suivant : Partout en France : Grande ménagerie

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