Ernst Gombrich est décédé le 3 novembre à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Né en Autriche en 1909, celui, qui, malgré sa conversion au protestantisme, se décrivait lui-même comme un « juif autrichien », avait fui pour Londres après que son pays eut basculé dans le nazisme. Il est l’un des historiens de l’art les plus célèbres, ne serait-ce que pour son Histoire de l’art. Édité pour la première fois en 1950, cet ouvrage, vendu à six millions d’exemplaires en 32 langues, en est aujourd’hui à sa seizième édition (1997, Phaidon pour la France). Directeur du Warburg Institute, de 1959 à 1976, il a dirigé d’autres institutions dont le Royal College of Art. Historien de l’art, fondateur du Museum des 20. Jahrhunderts à Vienne, et directeur de la Kunsthalle de Hambourg de 1970 à 1990, Werner Hofmann nous livre son témoignage sur son aîné de vingt ans.
HAMBOURG - Quand je suis venu à Paris en 1949, j’ai été marqué par trois expériences : l’exposition “Gauguin” au Jeu de Paume, “l’art brut” de Dubuffet à la galerie Drouin, et ma rencontre avec Ernst Gombrich. Un jour, dans la salle d’études du Cabinet des Estampes où je rédigeais ma thèse sur Daumier, Jean Adhémar s’est approché du boursier viennois que j’étais, et, en désignant un homme qui s’était installé à proximité, m’a dit d’une manière directe et déterminée : “Voilà Gombrich, c’est quelqu’un pour vous !” C’était tout à fait juste. Gombrich était encore largement inconnu, un peu à l’écart, comme son minuscule bureau à l’Institut Warburg, qui, à l’époque, se trouvait encore dans les Imperial Institute Buildings. Je ne connaissais de lui que sa thèse sur Giulio Romano (publiée dans le Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen à Vienne en 1934-1935). Moi qui étais fasciné par le Maniérisme, j’ai pu y trouver la notion de “forme troublée” (gestörte Form), un mot-clé qui me donne à penser encore aujourd’hui. Dans mes discussions avec Gombrich (nous nous sommes entretenus en anglais, et grâce à cela, j’ai pu surmonter la timidité que moi, l’étudiant, j’éprouvais vis-à-vis de cet émigré), j’ai appris à considérer la caricature comme une des “formes troublées” de l’histoire de l’art. La caricature n’est-elle pas une contre-norme par rapport au langage des formes déterminé par la finalité ? En d’autres termes : c’est la déformation qui ajoute un plus, notamment le goût de l’ambiguïté.
La caricature, une des formes considérées comme périphériques, implique une approche psychologique, que Gombrich a ensuite déployée dans toutes les directions dans Art et Illusion (1960) où il cherchait “l’ambiguïté inhérente à toutes les images”. Gombrich, le psychologue de la perception, a su prendre la mesure de toutes les énigmes formelles de la modernité avec tant d’esprit, mais il n’a pas pu convaincre Gombrich, l’historien de l’art. C’est quelque chose que j’ai toujours regretté. Il me semblait que Gombrich disposait de la clé pour apprécier le modernisme comme un tout. Lorsqu’il postule que la création viendra toujours avant la référence (“making will come before matching, creation before reference”), il décrit les caractéristiques du modernisme. Mais Gombrich n’a pas approfondi cette perspective. Apparemment, il ne tenait pas à légitimer le modernisme d’une façon aussi exigeante. On serait alors curieux de lire son dernier livre qui traite du Primitivisme, la première phase du renoncement graduel aux techniques illusionnistes du “matching”.
Le tissu, aussi fin que large, de la pensée de Gombrich est, sans aucun doute, le résultat d’une contamination heureuse. Dans son esprit, les modèles humanistes et psychologiques de l’école viennoise d’histoire de l’art s’ouvraient vers l’impartialité anglo-américaine, ce que l’on pourrait nommer le nominalisme pragmatique. Gombrich n’a jamais oublié ses origines. Art et illusion est dédié à la mémoire de trois de ses professeurs à Vienne : Emanuel Loewy, Julius von Schlosser et l’ami Ernst Kris qui a soumis l’histoire de l’art à une révision psychanalytique. La fameuse première phrase de son Histoire de l’art (1950), “Disons nettement, tout d’abord, qu’à la vérité ‘l’Art’ n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes”, est une citation inconsciente de Schlosser (“Es gibt keine Kunst, es gibt nur Künstler”). “En des temps très lointains, ce furent des hommes, qui, à l’aide d’un morceau de terre colorée, ébauchaient les formes d’un bison sur les parois d’une caverne ; de nos jours, ils achètent des couleurs et font des affiches : dans l’intervalle, ils ont fait pas mal de chose”, poursuit-il. En écrivant ceci, Gombrich s’est avéré historien du “Pop’Age”, avant même le commencement de cette ère où le “matching” entrait de nouveau dans le jeu.
Naturellement, Gombrich était plus que cela. Maître du questionnement socratique – “et alors ?” –, il a été du côté des détails et des ouvrages individuels. Il doutait des grands concepts-tiroirs de l’histoire et des styles. Il se gardait des fanatiques qui attribuaient à l’œuvre d’art une aura messianique. Pour cette raison, il n’a pas aimé les idéologies missionnaires. Sa perception aiguë des “ambiguïtés irrésolues” (ainsi a-t-il caractérisé les figures de Josef Albers) ne faisait aucun cas des déclarations ex cathedra. Ainsi, il pouvait réagir d’une façon erratique, quand il se méfait des généralisations précipitées. Voilà pourquoi, il y a quelques années, il a lutté vivement contre la thèse que l’influence des juifs était prédominante sur la Vienne de 1900. Sur ce sujet, sa réaction au livre de Carl E. Schorske sur la Vienne fin de siècle était claire. Schorske voyait la capitale autrichienne comme une “scène des courants et des orientations”, là où pour Gombrich, “c’était une ville où vivaient des gens qui s’aimaient ou qui se détestaient”. Cette réponse est un réflexe hérité de la fameuse phrase de Schlosser, précédemment citée, “il n’y a pas d’art, il n’y a que des artistes”. Cela sous-entend la nature monade de l’œuvre d’art, son insularité. Aujourd’hui, la figure de Gombrich se présente à nous de façon insulaire, elle aussi, dans son intransigeance intellectuelle : un bloc erratique, marqué par les fines traces de ses “ambiguïtés irrésolues”. Elle se présente avec arrière-plan, comme sur beaucoup de ses portraits photographiques, une icône en forme de reproduction bon marché : la peinture des trois musiciennes de la collection Harrach à Vienne. Chaque jour, il était en face de cette harmonia mundi peu prétentieuse – une image de rêve qui résistait aux “formes troublées” et qui répondait peut-être aussi à ses propres “ambiguïtés irrésolues”.
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L’histoire de l’art sans auteur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : L’histoire de l’art sans auteur