Le mécénat d’entreprise reste le plus gros pourvoyeur de dons pour la culture. Mais il évolue vers de nouvelles formes, tandis que les profils des donateurs se diversifient.
Le mécénat d’entreprise renvoie une image ambivalente : le Louvre en a fait les frais, avec plusieurs actions in situ dénonçant le mécénat de la Fondation Total, désormais terminé. La question des contreparties ternit également l’image du mécénat d’entreprise : très légèrement encadrées par la loi – qui stipule simplement qu’il doit exister « une disproportion marquée » entre le don et la prestation obtenue en contrepartie –, elles alimentent un discours de défiance à l’égard du caractère réellement désintéressé des entreprises donatrices.
« La Cour des comptes l’a noté : on va vers des contreparties de plus en plus significatives, et on peut se demander ce qu’il reste de l’esprit du mécénat, s’interroge Jean-Michel Tobelem, professeur en sciences de gestion à l’université Paris 1. Cela peut se retourner contre les soutiens les plus affirmés du mécénat : à un moment donné, certains vont parler de “niche fiscale”, et bonne chance pour leur donner tort. » C’est aussi le développement du parrainage – une opération de communication qui n’est pas désintéressée – qui fragilise le mécénat des entreprises. « Une grande entreprise va vite voir que le “sponsoring” est plus rentable, analyse Célia Verot, directrice générale de la Fondation du patrimoine. Les dépenses de publicité sont déduites au taux de l’impôt sur les sociétés, 30 %, presque similaires aux 40 % du mécénat. Sauf que dans le cas du mécénat, les contreparties et la visibilité sont limitées. »
L’essor des fondations opératrices – qui gèrent leur propre lieu, parfois leurs propres collections, comme Cartier, LVMH, Carmignac – suscite également son lot d’interrogations sur la limite floue entre intérêt privé et action désintéressée. « On touche parfois une limite haute, peut-être hors des clous. La vigilance est de mise », admet Yann Queinnec, délégué général de l’Admical, une association qui développe le mécénat d’entreprise. « La création de la Fondation Louis Vuitton a plutôt conforté nos engagements, défend Jean-Paul Claverie, conseiller mécénat du groupe LVMH. Loin d’arrêter les autres projets de mécénat, on peut dire que cela les a pérennisés, assurés pour le futur. » L’Admical et le Louvre ont mis en place des chartes déontologiques pour prévenir ce que le milieu appelle des « dérapages ». Le musée les applique depuis déjà vingt ans : « Nous sentons bien qu’il y a des mises à jour à faire, reconnaît Yann Le Touher, sous-directeur du mécénat, de la marque et des partenariats commerciaux au Louvre. Nous sommes en train d’y travailler, car le mécénat a beaucoup évolué depuis 2003. »
Hors des grandes institutions parisiennes, le mécénat d’entreprise se renouvelle sous de nouvelles formes. On assiste ainsi à l’apparition de « fondations territoriales » – un terme encore indéfini juridiquement, auquel le ministère de la Culture préfère la qualification de « mécénat collectif ». « L’idée, c’est qu’à plusieurs on a un impact supérieur sur le territoire, explique Léa Morgant, cheffe de la Mission Mécénat du ministère de la Culture. Une PME n’a peut-être qu’une capacité de 10 000 euros en mécénat, mais si elles sont dix, ça fait 100 000 euros ! » L’entreprise Le Bras Frères, où l’on consacre environ 40 000 euros par an aux dons, s’investit ainsi au sein de deux clubs de mécènes de la Fondation du patrimoine, en Meurthe-et-Moselle et, bientôt, en Meuse. « Dans un club de mécènes, les donateurs ont tous des sensibilités différentes, souligne Julien le Bras, PDG de la PME Le Bras Frères. Chacun peut exprimer ses penchants, ses points de vue, et les projets sont toujours votés à l’unanimité. »
Les modalités du mécénat d’entreprise sortent rarement du simple don en numéraire, et le mécénat en nature ou en compétences reste largement sous-exploité : des dispositifs utilisés par les PME artisanales, mais beaucoup moins par les grands groupes pour leurs dons fléchés vers la culture. « Quand on voit des stratégies de mécénat de compétence qui mobilisent des centaines de salariés, on se dit que le potentiel est énorme, remarque Yann Queinnec. Il faut que les opérateurs proposent des projets très en amont. » La Mission Mécénat du ministère observe, elle, l’apparition marginale d’un « mécénat d’accompagnement », à l’image de la Cité de l’architecture avec Saint-Gobain : un accompagnement pluriannuel, non pas sur des projets, mais sur le fonctionnement même de l’institution.
Les institutions se tournent également vers les dons des particuliers pour abonder leurs recettes, à l’image du programme « Tous Mécènes ! » du Louvre, du Loto du patrimoine ou des cagnottes de la Fondation du patrimoine (il y en a environ 2 000 en cours). « Même si les grandes entreprises restent les mécènes principaux, nous observons en 2022 une augmentation de 12 % des montants récoltés lors des collectes, qui atteignent 16,6 millions d’euros », annonce la directrice générale de la Fondation du patrimoine. Le montant moyen du don des particuliers a lui aussi augmenté, pour dépasser les 300 euros.
Très médiatiques, ces levées de fonds restent toutefois anecdotiques quand elles sont rapportées aux recettes globales. « L’enjeu est de créer l’engouement autour de petits projets, comme le rhinocéros naturalisé Kata Kata au muséum de Bordeaux », explique Léa Morgant. L’objectif de 10 000 euros pour restaurer le quadrupède n’a rien de faramineux, mais la campagne de communication autour de la levée de fonds fait de ce chantier un petit événement que la presse locale chronique assidûment. La Fondation du patrimoine connaît bien ces mécanismes, elle qui fait la une de la presse quotidienne régionale (PQR) chaque année grâce aux sites retenus pour le Loto du patrimoine : « Le potentiel d’une levée de fonds dépend moins de la nature du bien, ou même de la richesse économique de la région, que de la mobilisation, insiste Célia Verot. Les dons ne viennent pas tout seuls, il faut s’en occuper, communiquer, expliquer, remercier, resolliciter d’une année sur l’autre. »
Parallèlement, la philanthropie privée continue également d’être un contributeur important des dons dirigés vers la culture. En temps de crise, elle s’avère même plus fiable : contrairement au mécénat d’entreprise qui a fondu lors de la crise sanitaire (en dehors de quelques grands opérateurs qui sont parvenus à maintenir leurs apports en mécénat), le nombre de fondations caritatives a progressé durant la même période. Directrice du mécénat culturel à la Fondation Bettencourt Schueller, Hedwige Gronier tient à rappeler la différence fondamentale entre les deux modèles. « Nous sommes une fondation privée familiale, reconnue d’utilité publique. Quand nous mécénons un projet, nous n’attendons pas de contrepartie. Aux États-Unis, cette différence est nette, alors qu’en France on met tout dans le même panier », précise-t-elle. Jean-Michel Tobelem regarde également outre-Atlantique, et envisage la philanthropie comme la forme de générosité la plus prometteuse : « Dans un système mature comme celui des États-Unis, avec des décennies de recul, on s’aperçoit que le mécénat d’entreprise varie peu d’année en année : ce n’est pas de là que vient le gros des dons », assure-t-il. La loi Aillagon sur le mécénat (2003), l’une des plus généreuses au monde, sera-t-elle capable de tracer un chemin singulier, différent du modèle philanthropique américain ?
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Les nouvelles modalités du mécénat
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°614 du 23 juin 2023, avec le titre suivant : Les nouvelles modalités du mécénat