Mécénat

MÉCÉNAT D’ENTREPRISE

Dans la culture, un mécénat d’entreprise en quête de sens

Par Héloïse Décarre et Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2023 - 1755 mots

Incontournable bénéficiaire de la générosité des entreprises, la culture doit composer avec la stratégie RSE (Responsabilité sociale des entreprises) des grands groupes. La conquête des PME et des territoires semble indispensable à l’avenir du mécénat d’entreprise.

C’est au bout de la ligne 5 du métro parisien, entre Pantin et Romainville, qu’il faut se rendre pour découvrir le visage récent du mécénat d’entreprise en France. Une vaste friche industrielle, aux espaces généreux, tout de brique et de verre, dans laquelle le promoteur Fiminco a logé sa fondation consacrée à l’art, ouverte en pleine crise sanitaire. Depuis le toit-terrasse du bâtiment qui reçoit les artistes en résidence, Katharina Scriba, directrice des lieux, dessine les contours de ce vaste projet : un quartier culturel, doté de galeries, d’espaces d’exposition, de résidences d’artistes, et bientôt d’une salle de spectacle, au total 46 000 mètres carrés répartis autour d’une grande avenue ouverte sur la ville. « C’est Berlin ! », sourit la directrice allemande d’un des plus grands chantiers culturels d’Île-de-France, opportunément placée à côté d’un programme immobilier coproduit par le même Fiminco.

Le lieu incarne la vision d’un mécénat d’entreprise dynamique, susceptible de changer le visage d’une ville et de redéfinir son offre culturelle. Dans les grandes institutions culturelles et fondations, l’entreprise est le premier pourvoyeur de dons. « Nous avons un nombre croissant de très grosses entreprises qui nous ont rejoints ces dernières années, comme le groupe Dassault, AXA, Airbnb… », se félicite ainsi Célia Verot, directrice générale de la Fondation du patrimoine. Au Louvre aussi, les entreprises sont majoritaires parmi les donateurs, et ont même leur structure dédiée, le Cercle Louvre Entreprises, qui permet à des sociétés d’adhérer de façon annuelle.

Une augmentation du mécénat en trompe-l’œil ?

À l’image des soutiens du Louvre et de la Fondation du patrimoine, le nombre d’entreprises mécènes a bondi (de 3 000 à plus de 100 000) depuis l’adoption de la loi Aillagon en 2003. Mais cette impression de croissance ininterrompue est tempérée par les conséquences de la crise sanitaire, comme de la guerre en Ukraine. En outre, depuis 2020, la législation s’est complexifiée : au-delà de deux millions d’euros de dons annuels, une société ne peut plus les déduire qu’à hauteur de 40 %, contre 60 % auparavant. « Cela devient plus restrictif. Or ces grands donateurs ont une capacité à donner qui est bien supérieure à d’autres », déplore Célia Verot. Un frein supplémentaire dans un contexte économique morose pour le mécénat d’entreprise qui, pour certains opérateurs, serait rentré dans une phase de stabilisation. « Il n’y aura pas de croissance infinie pour le mécénat des entreprises, estime Jean-Michel Tobelem, professeur en science de gestion à l’université Paris 1. Si on revient au discours d’origine de l’Admical [association pour le développement du mécénat industriel et commercial], son président affirmait que le mécénat était marginal, et voué à le rester. » Dans les rares chiffres disponibles dans les recettes des opérateurs culturels de l’État, la part du mécénat ne représente que 3 % du total.
 

91 % des entreprises à convaincre

Arrivé à la tête de l’Admical, en provenance du monde des ONG, Yann Queinnec ne partage pas ces perspectives de développement : « Il y a 108 000 entreprises mécènes aujourd’hui. Ça peut paraître beaucoup, mais ce n’est que 9 % du nombre total d’entreprises en France. Il reste 91 % d’entre elles à convaincre. Celles qui mécènent donnent dix fois moins que ce que le dispositif fiscal permet. Et au moment où nous parlons, il y a un changement du côté des entreprises, qui se demandent comment augmenter leur contribution, avec des décisions emblématiques comme le dividende sociétal du Crédit Mutuel : leur fondation va décupler ses ressources ! » Un véritable gisement de dons, que la Mission Mécénat du ministère de la Culture a également identifié, rappelant que les dernières années ne permettent pas de confirmer l’hypothèse d’une stagnation des dons. Léa Morgant, cheffe de la mission, entrevoit « un réel potentiel de développement » pour le mécénat d’entreprise, une fois les effets de l’inflation et de la crise sanitaire dissipés.

Ces prévisions optimistes sont formulées dans un contexte où, depuis une décennie, le mécénat s’est fortement structuré, et se professionnalise en interne au sein même des équipes des institutions culturelles. « Auparavant, seuls les grands musées nationaux avaient des équipes consacrées au mécénat mais, petit à petit, même les structures plus petites se sont professionnalisées, observe Yann Le Touher, sous-directeur du mécénat au Louvre. Les institutions ont bien compris l’intérêt qu’elles avaient à mettre des moyens dans ce secteur-là. » S’il n’y a pas vraiment d’école du mécénat, l’Admical donne des formations, et des chaires sur le sujet se sont ouvertes dans des écoles de commerce. « C’est un métier qui s’enrichit, on sort du logo sur l’affiche et de la “soirée champagne”, abonde Raphaëlle Haccart, directrice de développement au Palais de Tokyo. On se forme, jusqu’aux enjeux écologiques, la santé mentale, ou la médiation. »

Répondre aux préoccupations sociales et environnementales

Pour attirer les dons des entreprises, il faut parler leur langage, désormais celui de la RSE (Responsabilité sociale des entreprises), dans lesquelles l’environnement, l’éducation, l’action sociale et la santé occupent une place prépondérante, a fortiori depuis la crise du Covid-19. « Les sociétés contemporaines ne placent pas la culture comme grande priorité, à tort et à raison, rappelle Jean-Michel Tobelem. D’autres causes apparaissent plus importantes pour le citoyen. » Deux tendances découlent de ce constat partagé – mais exprimé en termes plus feutrés – au sein des institutions culturelles et entreprises mécènes. La première est celle d’un mécénat croisé, où l’action culturelle doit rencontrer le développement durable ou l’action en faveur d’un public défavorisé. « Une tendance importante, confirme-t-on au Louvre. Beaucoup d’entreprises utilisaient leurs contreparties pour inviter des clients. Maintenant, elles font venir des bénéficiaires d’associations qu’elles soutiennent, en croisant leur mécénat solidaire avec leur mécénat culturel. »

Initiative des mécènes, ce croisement des générosités est désormais pris en considération du côté des institutions. « Les institutions culturelles ont compris l’intérêt à mieux articuler mécénat culturel et mécénat social, note Ulrike Decoene, cadre chez AXA. On note une réelle montée en compétences des équipes et un plus fort intérêt pour l’ADN des entreprises et leurs axes de développement dans ces domaines. » Chez l’assureur, il est loin le temps où les goûts d’Henri de Castries, PDG du groupe, guidaient les choix en matière de mécénat culturel : « C’est une approche plus stratégique, proactive, moins sporadique, qui vise à nouer des partenariats de long terme », explique Ulrike Decoene. Aux institutions culturelles de proposer des projets en cohérence avec cette stratégie, qui mêle identité d’entreprise et objectifs RSE. « Nous sommes très loin d’un mécénat vertical, où un président, parce qu’il aime la danse, soutient un ballet à l’Opéra de Paris, note également Yann Le Touher. Dans les entreprises, il y a une vraie conscience que le mécénat ne sert pas seulement aux dirigeants. »

Dans ce jeu de l’offre et de la demande désintéressé, les institutions culturelles demandeuses de mécénat sont nombreuses et le nombre d’entreprises mécènes reste à élargir. « Une fois qu’une entreprise est identifiée comme active sur ces sujets, elle reçoit automatiquement beaucoup de propositions », confie-t-on du côté d’Axa.

Une seconde tendance permet aux institutions culturelles de se démarquer, en prouvant l’utilité sociale ou environnementale de leurs actions grâce à la production d’études d’impact. « Depuis 2020, nous avons conduit des études d’impact qui permettent aux entreprises qui nous soutiennent d’identifier et de communiquer sur des chiffres ou sur des données qui démontrent l’impact des projets qu’elles soutiennent avec nous, qu’il soit économique, au niveau de l’emploi, ou sociétal », explique ainsi Célia Verot. « Nous sommes beaucoup plus en dialogue avec les institutions publiques sur la question de l’impact des projets, relève Hedwige Gronier, directrice du mécénat culturel à la Fondation Bettencourt Schueller. Ces mots n’étaient pas du tout connus il y a quelques années, mais les institutions ont compris que mesurer l’impact des projets a de la valeur pour les rendre plus efficients, ou rechercher d’autres financements. »

Développer le mécénat culturel local

Cette adaptation aux modes de fonctionnement des entreprises semble surtout concerner les grands groupes, qui dirigent principalement leurs dons vers la capitale et ses phares culturels. Dans le domaine du mécénat, l’autre défi demeure la décentralisation de ces dons vers l’ensemble du territoire, et l’implication des entreprises de taille moyenne dans cet élan de générosité : elles étaient les moins représentées dans le dernier baromètre de l’Admical. « Il n’y a pas que les grands établissements prestigieux, fait valoir la directrice de la Fondation du patrimoine. Il y a aussi le patrimoine local ; nous faisons beaucoup pour le valoriser, le mettre sur le dessus de la pile et permettre une forme de décentralisation du mécénat culturel. »

La fondation parrainée par Stéphane Bern est devenue en peu de temps le symbole de ce mécénat dirigé vers la ruralité, et d’une forme de « patriotisme territorial » susceptible de mobiliser les PME. Ce levier fort de l’attachement au territoire semble néanmoins être sous-utilisé. « On a eu beaucoup de discours juridico-fiscaux sur le mécénat jusqu’à maintenant, alors que la stratégie qui permettrait de développer le mécénat des entreprises qui n’en font pas serait plutôt de les convaincre que c’est bon pour elles. En leur disant, par exemple, que c’est un bon outil managérial ! Je préfère ce discours », estime Jean-Michel Tobelem. « Le crédit d’impôt n’est pas notre motivation première, confirme Julien Le Bras, PDG de l’entreprise lorraine de charpenterie Le Bras Frères. Pour nous, le mécénat est aussi une manière de conserver notre savoir-faire. Nous avons une responsabilité, en tant qu’entreprise, de participer à la vie locale, associative, sportive ou culturelle. »

Depuis son arrivée à l’Admical, Yann Queinnec a fait de cette décentralisation du mécénat son principal objectif. « Les PME et les territoires vont constituer le terreau du mécénat de demain, espère le délégué général de l’Admical. Nous allons déployer plus de ressources dans cette direction, avec quatre grands incubateurs en région. » La Mission Mécénat du ministère décèle une embellie sur ce sujet : « Très clairement, le mécénat local est dynamique. Nous avons des témoignages de chefs d’entreprise qui se sentent concernés car ils s’estiment redevables au territoire qui a permis leur essor », explique Léa Morgant. Signal positif, ce mécénat local se structure, avec l’émergence depuis 2014 de pôles locaux dans les Pays de la Loire, le Grand Est ou l’Aquitaine. « J’aurais encore beaucoup de difficultés à identifier une institution culturelle en région pour qui l’apport en mécénat est important, tempère Jean-Michel Tobelem. Pourtant, si vous êtes une institution d’une ville moyenne, vous avez des atouts ! Vous pouvez mobiliser le ressort de la proximité, le lien avec les élites locales, le patriotisme territorial… »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°614 du 23 juin 2023, avec le titre suivant : Dans la culture, un mécénat d’entreprise en quête de sens

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