André Chenue et LP-Art règnent sur un secteur en pleine croissance et en mutation constante. Les stratégies industrielles et géographiques des deux concurrents diffèrent.
France. Ce n’est pas la face la plus glamour du marché de l’art et des expositions internationales, mais sans eux, les œuvres ne pourraient tout simplement pas être déplacées, et les collectionneurs seraient contraints dans leurs achats : les transporteurs et entreposeurs spécialisés en art. Un métier aussi vieux que le commerce mais qui, en raison de la fragilité et de la valeur de cette marchandise particulière, requiert un grand savoir-faire.
Ce secteur, aujourd’hui en pleine mutation, regroupe quatre métiers. Il y a d’abord l’emballage des œuvres, accompagné d’un conditionnement spécifique. Il y a ensuite le transport proprement dit, en camion pour des déplacements en Europe ou en avion de ligne ou de fret pour de plus longues distances. Il y a enfin la manipulation des œuvres, le moment le plus critique ; ce ne sont pas de simples déménageurs qui installent et désinstallent La Liberté guidant le peuple de Delacroix.
À ces trois métiers qui constituent un ensemble s’ajoute celui du stockage, sur un temps bref pour les œuvres en transit pour une foire, ou de longue durée pour les réserves permanentes des musées. Ces espaces peuvent être classiques, « sous douane » ou situés dans des ports francs. Enfin, on le sait moins, ces logisticiens sont aussi des agences de voyage. C’est à eux que les musées emprunteurs sous-traitent la réservation des billets d’avion et des chambres d’hôtels des convoyeurs, et même la distribution du per diem (100 € en espèce) aux accompagnateurs. Certains musées exigent la présence de plusieurs conservateurs ou techniciens, parfois sur toute la durée de l’exposition. « 40 % du budget transport concerne les convoyeurs », explique Gwenaël Rimaud, le président de LP-Art, l’un des deux leaders en France.
Ce marché de la logistique a littéralement explosé depuis vingt ans avec la multiplication des musées, expositions, prêts d’œuvres, foires… et collectionneurs qui manquent de place chez eux. En France, il aurait doublé pour atteindre 120 millions d’euros. Dans le monde, le seul marché de l’entreposage représenterait plus de 1 milliard de dollars. Avec le temps, le secteur s’est structuré et a atteint une taille qui lui permet d’offrir de nouveaux services. « Depuis près de trois ans, nous avons développé un service d’“assistance régie” qui permet d’accompagner nos clients privés et institutionnels dans leurs projets de récolement », affirme Julien Da Costa-Noble, le directeur d’André Chenue SA, qui gère aussi, depuis le scandale des « cols rouges », le transport à Drouot.
Deux leaders et de nombreux concurrents
Comme tout marché en croissance et très éclaté, le transport d’œuvres d’art attire de nombreux acteurs, venus ici de la filière traditionnelle des transporteurs, car il ne nécessite pas de lourds investissements au départ. C’est un métier qui emploie une main-d’œuvre sans certifications légales particulières. La concurrence tire les prix vers le bas, pesant sur les marges des prestataires, qui cependant gagnent correctement leur vie.
En France, deux acteurs se partagent les deux tiers du marché considéré dans tous ses métiers : l’entité constituée par André Chenue et sa filiale Monin et LP-Art. L’un et l’autre, qui ne communiquent pas de chiffres d’affaires précis, affichent des profils très différents. Chenue/Monin réalise entre 40 et 45 millions d’euros de chiffre d’affaires (CA), dont 40 % pour l’activité de stockage, tandis que LP-Art dégage un chifffre d’affaires d’environ 30-35 millions d’euros, essentiellement dans le transport. Chenue/Monin est le numéro un en France, tous métiers confondus, alors que LP-Art est le leader dans le transport. À côté, plusieurs entreprises tentent de se faire une place. Certaines sont spécialisées dans le transport d’œuvres d’art, à l’instar de Transart International (CA 4 M€), Transexpo (CA 1,2 M€), Art Transit International et Léon Aget (CA non connu). D’autres comme Bovis (CA 34 M€ au total) sont des transporteurs traditionnels possédant un département « art ». Si la plupart des prestataires sont français, certains ont été rachetés par des groupes internationaux tels que Crown Fine Art. LP-Art lui-même a cédé 20 % de son capital à un logisticien européen.
Les deux leaders ont, pour l’instant, des stratégies distinctes. André Chenue s’est depuis longtemps développé dans le secteur de l’entreposage. Il dispose aujourd’hui de 70 000 mètres carrés répartis entre le site de Saint-Denis et celui de Paris, et a acquis en octobre 2017 la société suisse Natural Le Coultre qui appartenait à Yves Bouvier, mettant la main au passage sur les espaces de stockage dans les ports francs de Genève. À peine deux mois plus tard, l’entreprise annonçait un partenariat avec Paris Aéroport pour la construction en 2019 d’un nouvel entrepôt de 24 000 m² à proximité de l’aéroport du Bourget. Cet espace est destiné à accueillir 80 % des œuvres d’art et 20 % de « textiles ». « Depuis vingt ans, nous avons investi dans les services de stockage et de conservation des collections afin de compenser les variations des activités de transport en générant un CA plus régulier et de long terme », rappelle Julien Da Costa-Noble pour expliquer ce développement effréné. Le départ du Louvre, l’un des ses gros clients, est-il de nature à remettre en cause ses investissements ? Nullement, réplique le directeur d’André Chenue : la demande de stockage est de plus en forte, en particulier de la part des musées d’Île-de-France pour lesquels la construction de réserves représente un investissement très élevé. Il n’oublie cependant pas le transport et compte gagner en productivité, et donc augmenter ses marges, en améliorant la gestion informatique des flux afin d’éviter, par exemple, qu’un camion reparte à vide.
LP-ART est en retard sur son concurrent pour le stockage et « a commencé sérieusement cette activité » en 2007. Il a ainsi hébergé les acquisitions du Louvre-Abou Dhabi Dans un bâtiment de 20 000 m² à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans le même temps, Gwenaël Rimaud veut consolider son leadership sur le transport, « où la relation de confiance avec les musées compte beaucoup ».
International : y aller ou pas ?
À cette dynamique transport/entreposage s’ajoute depuis quelque temps la question de l’international. Pour Julien Da Costa-Noble, qui a déjà pris pied au Brésil et en Allemagne où règne le numéro un européen, l’allemand Hasenkamp, il est nécessaire de s’implanter hors de France. « Nous cherchons aussi des acquisitions à effectuer en Asie, car les flux entre l’Europe et l’Asie, en particulier la Chine, la Corée et le Japon sont très importants », précise-t-il. La société est cependant moins intéressée par les États-Unis où la concurrence est rude. Le pays continent a fait émerger deux prestataires très différents : US Art, au modèle traditionnel, et Masterpiece, qui se comporte comme un broker (courtier), confiant l’opérationnel à des sous-traitants. Signe de l’intérêt de ce marché, le généraliste Iron Mountain a racheté en 2015 le new-yorkais Crozier Fine Arts.
Autre point de vue chez LP-Art : « Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de s’installer à l’international, et le risque est trop grand de se fâcher avec les prestataires locaux avec qui nous devons composer », argue son P.-D.G. Cette divergence s’explique par la difficulté d’établir un bon diagnostic économique. Si le marché s’est mondialisé, la nature même des métiers reste très locale et les gains de productivité d’une entreprise qui serait présente sous la même marque dans plusieurs pays sont de ce fait difficilement mesurables. Mais une chose est sûre : le paysage va continuer à changer.
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Les grandes manœuvres dans le marché de la logistique des œuvres d’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°501 du 11 mai 2018, avec le titre suivant : Les grandes manœuvres dans le marché de la logistique des œuvres d’art