La question de la pérennité se pose à toutes les structures qui reposent sur l’initiative individuelle pour l’exposition au public d’une collection privée. Face aux problèmes d’ordre financier ou statutaire qui ne manquent pas d’apparaître avec le temps, les fondations tendent à se tourner vers les musées publics.
Acteurs majeurs dans le paysage culturel suisse, faisant souvent jeu égal avec les structures culturelles et artistiques publiques, les fondations d’art se partagent en deux grandes familles : d’un côté, les « fondations donatrices » – qui disposent de ressources financières qu’elles distribuent à d’autres institutions ou à des individuels (résidences d’artistes, prix, financements de musées), et de l’autre, les « fondations opérationnelles », qui se concentrent sur des activités propres. Si la part des fondations opérationnelles est proportionnellement plus forte dans la culture et les arts (49 %) que dans d’autres secteurs d’activité, c’est que bien souvent un noyau dur, une collection patiemment constituée au fil du temps, est à l’origine de la fondation : ce sont les « fondations de collection ». La mise à disposition au public qui en est le but initial est non seulement louable au motif de la démocratisation culturelle, mais elle enrichit le paysage muséal suisse. Pourtant sa mise en pratique pose question à différents niveaux.
À Bâle, on trouve l’ensemble muséal le plus complet du territoire helvétique (38 musées), mais aussi le nombre le plus élevé de fondations : 45 pour 10 000 habitants, soit trois fois plus que la moyenne nationale. Parmi elles, la fondation constituée en 1982 par le galeriste Ernst Beyeler à partir d’œuvres d’art moderne a ouvert au public en 1997 aux abords champêtres de la ville, à Riehen ; mais le musée de la Fondation Beyeler est en réalité depuis 2007 une société anonyme qui gère le musée et les expositions, séparée de la fondation d’utilité publique de départ, par ailleurs toujours propriétaire de la collection et du bâtiment. Ce montage financier astucieux planifié du vivant du collectionneur mort en 2010 lui permet de se comporter en entreprise rentable : loin de créer de la jalousie chez ses voisines, son succès public (490 000 visiteurs en 2017, un chiffre de fréquentation dépassant celui du Kunstmuseum local de plus de 100 000 personnes) en fait une institution phare de la « ville des musées » suisse, subventionnée à hauteur de 2,5 millions de francs suisses [2,3 M€] par an par la Ville et le canton, et illustre la saine concurrence entre institutions publiques et privées en Suisse. Mais pour un Beyeler, combien de fondations cherchent encore leur équilibre ?
Que va-t-il advenir ainsi de la célèbre Fondation Pierre-Gianadda, à Martigny, dotée d’un patrimoine de 100 millions de francs suisses et devenue un centre culturel de référence pour la Suisse romande ? À 85 ans, son fondateur, Léonard Gianadda, s’ouvrait récemment dans la presse romande de ses doutes concernant la poursuite de sa politique ambitieuse d’expositions : « Depuis sa création, la fondation vit avec 2 % de subventions et 98 % de fonds privés. Tout cela mis bout à bout jette beaucoup d’incertitude sur l’avenir. Si j’avais une recette pour assurer la pérennité de l’institution, je la donnerais immédiatement. » « Pérennité », le mot est lancé : nombre de fondations se projettent sur la durée, mais ont-elles toutes les moyens du long terme ? La Fondation Pierre-Arnaud, vaste collection impressionniste inaugurée en 2013 dans les Alpes valaisannes près de Crans-Montana, accusait un déficit de 1 million de francs suisses trois ans plus tard et fermait ses portes en 2018. Le fondateur pointe deux écueils : « le manque de visiteurs et de subventions », faisant porter la responsabilité de son échec à la puissance publique.
Contrairement à une institution publique, la fondation est une initiative proprement individuelle, intrinsèquement liée et identifiée à son fondateur, ce qui en fait « sa force mais aussi sa faiblesse », selon Andreas Müller. L’expert juridique des fondations évoque le « processus de vieillissement naturel d’une fondation» : changement d’époque et de goût oblige, le but initial de la fondation, son expression, peut se retrouver quelques années plus tard caduc ou inapproprié. Sans oublier que les fondateurs ont parfois eux-mêmes verrouillé toute possibilité d’évolution dans les statuts : c’est le cas du grand industriel de Winterthour, Oskar Reinhart, qui en 1940 fait de sa riche collection de peinture européenne une fondation, léguée à la Confédération. Investi dans le rôle de commissaire d’exposition, le fondateur fait inscrire dans les statuts de la fondation les modalités d’accrochage de ses œuvres salle par salle comme l’interdiction de prêts. Si son musée est un véritable « Gesamtkunstwerk » [œuvre d’art totale] de collectionneur, et à ce titre un témoignage historique, il reste un cadeau empoisonné pour les autorités qui voit sa fréquentation chuter d’année en année.
Pour d’autres fondations, le choix de s’allier à une institution publique semble un gage de stabilité. Dernier exemple en date, la fondation érigée par le marchand d’armes Emil Bührle en 1960, jusqu’à présent hébergée dans sa villa cossue zürichoise, rejoindra la nouvelle Kunsthaus de Zürich qui devrait être inaugurée en 2021 où des salles d’exposition permanente lui seront réservées. Pour le musée, c’est une façon de compléter sa propre collection d’art français du XIXe ; pour la collection privée, c’est de la visibilité maximisée. Mais l’écueil de la perte d’identité de la collection dans le musée existe : du « caractère homogène » de la collection Bachofen-Burckhardt mise en dépôt par la fondation du même nom au Kunstmuseum de Bâle en 1904, caractère revendiqué comme tel dans les statuts, il ne reste plus de traces : elle a été au fil des années intégrée à la collection muséale, et ne sont plus exposées que 60 œuvres, soit 20 % des 350 qu’elle compte. Ce que les statuts de 1904 cherchaient expressément à éviter, soit « une fusion avec la collection d’art publique du musée », est bel et bien arrivé.
Fondations Kokoschka, Balthus, Vallotton, Arp ou Giacometti : traditionnellement terre d’accueil pour les artistes, la Suisse est aussi fertile en fondations d’artiste. Ayant pour ambition d’honorer et de faire perdurer la mémoire d’un artiste, créées par les familles ou admirateurs, ces fondations aux moyens financiers souvent limités, aux collections peu ou mal inventoriées, se trouvent souvent réduites à l’entretien de l’atelier de l’artiste et à la gestion de son fonds d’archives avec peu d’œuvres susceptibles d’être présentées au public. À moins d’être hébergée par une institution publique, à l’instar de la Fondation Vallotton accueillie dans le tout nouveau Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, ou de la Fondation de l’artiste d’art brut Adolf-Wölfli au Kunstmuseum de Berne, elles sont souvent forcées à l’inactivité et tombent dans l’oubli. Qu’en est-il alors de la responsabilité de l’État ? Pour éviter cet engorgement de fondations et mettre en valeur les successions d’artistes de manière ordonnée, de nombreuses voix plaident en faveur d’un « centre national des successions d’artistes » en Suisse, à l’image des programmes qui existent déjà en Europe comme en Allemagne.
Après avoir longtemps promu un régime non interventionniste, la Suisse ne pourra pas faire l’économie d’une vraie politique en matière de fondations. Au risque de voir le cas de l’opaque Fondation pour l’art, la culture et l’histoire du magnat de l’immobilier Bruno Stefanini décédé en 2018 se répéter : inventaire défaillant, stockage des œuvres mettant en péril leur conservation, défaut d’entretien du patrimoine historique – ces chefs d’accusation à l’encontre d’une fondation fantôme riche de 34 000 œuvres d’art et de patrimoine n’ont été portés par l’autorité de surveillance fédérale que trop tardivement, provoquant un tollé dans les milieux culturels.
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Les fragilités des fondations de collectionneurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : Les fragilités des fondations de collectionneurs