Victime, entre les années cinquante et soixante-dix, des pics des démolisseurs et de la démission des autorités responsables, Montréal est sortie défigurée de ces années folles de la promotion immobilière. Lassés de voir leur ville laissée sans défense, les Montréalais, grâce notamment à l’action de la Fondation Héritage Montréal, ont pris en main la préservation de leur patrimoine, développant une audacieuse politique de recyclage.
Depuis 1974, l’association “Sauvons Montréal” décerne chaque année, avant Noël, son Prix citron à des opérations immobilières ou urbanistiques particulièrement calamiteuses. À ce certificat d’infamie, s’est ajouté en 1982 son pendant, le Prix orange, pour récompenser les réalisations intelligentes et soucieuses de leur insertion dans le tissu urbain. Bien couverts par la presse, ces “Oscars” de l’architecture témoignent à leur façon de la sensibilité des Montréalais à la préservation de leur patrimoine rendue plus aiguë par les destructions massives dont la cité québécoise a été victime. Sans doute un peu désabusés, ils ne manquent pas d’ironie pour qualifier certaines réalisations, et plus particulièrement le tout-béton des années soixante et soixante-dix, époque triomphale du less is more, baptisé ici “style boîte à lunch”.
Il est vrai que l’on a beaucoup rasé à Montréal. “Entre 1960 et 1975, ce sont 30 à 35 000 maisons qui ont été démolies”, estime Dinu Bumbaru, directeur des programmes à la Fondation Héritage Montréal ; une saignée dont retrouve aujourd’hui la cicatrice dans un centre-ville clairsemé, envahi de parkings. En l’espèce, “l’absence d’un plan d’urbanisme a été coûteuse” ; “aucune vision n’a présidé au développement de la ville entre les années 1940 et 1990.” La destruction, en septembre 1973, de la maison Van Horne, d’époque victorienne, a constitué un détonateur, entraînant trois mois plus tard la création de l’association “Sauvons Montréal”, bientôt relayée en 1975 par la Fondation Héritage Montréal, portée sur les fonts baptismaux par Phyllis Lambert, pourtant fervente zélatrice de l’architecture moderne. Héritière de l’empire Seagram, elle allait fonder le Centre canadien d’architecture (CCA), dont l’une des missions est justement la sensibilisation du public à la qualité architecturale de l’environnement. Pour abriter son institution, Phyllis Lambert a fait construire un bâtiment moderne autour de la maison Shaughnessy, autre demeure victorienne dont le rachat, en 1974, avait sonné comme un véritable manifeste.
L’action d’Héritage Montréal se porte non seulement sur la protection du patrimoine contre le pic aveugle des démolisseurs, mais aussi sur l’urbanisme, car “le patrimoine, c’est un tissu”. L’affaire de l’avenue McGill College est emblématique de cette détermination à lier ces deux dimensions de la ville. En 1984, un milliard de dollars canadiens devait être investi dans la construction d’un immense centre commercial qui aurait occulté la perspective sur le Mont Royal. La population s’est alors mobilisée, bien au-delà du cercle habituel des défenseurs du patrimoine, et des audiences publiques ont été organisées à la charge des investisseurs. Grâce à cette bataille, ceux-ci ont remballé leurs projets mirifiques et l’avenue a même été élargie...
Obliger les promoteurs à débattre avec les Montréalais est sans doute une des victoires importantes des adversaires de la table rase. Le cas du Vieux Port avait donné lieu au premier débat de ce genre, et le résultat de cette longue concertation, débutée en 1978, pourrait nourrir la réflexion en cours de ce côté-ci de l’Atlantique sur le sort du patrimoine industriel. Avec l’ouverture du canal Lachine, le trafic fluvial ayant contourné Montréal, le port était resté plus ou moins abandonné pendant près de trente ans. Des entrepôts et des silos à grain – ceux-là même dont Le Corbusier a fait l’apologie dans son ouvrage Vers une architecture – avaient déjà été détruits, et ceux qui restaient ne devaient pas tarder à l’être afin de faire place à des tours d’habitation et de bureaux, coupant définitivement la ville du Saint-Laurent. Le désir de conserver au port un peu de sa mémoire a suscité des propositions intéressantes de reconversion : en ce moment, des travaux sont en cours dans un des hangars, dont la structure métallique sera conservée, afin d’accueillir un Centre interactif des sciences, tandis que le quai a été aménagé pour les activités de loisir. Un peu en amont du port, d’immenses entrepôts frigorifiques pourraient être transformés en hôtel de luxe ! Autant de projets caractéristiques de la politique de “recyclage” engagée depuis plusieurs années à Montréal.
Des appartements dans des églises
Au XIXe et au début du XXe siècle, les églises et les couvents ont poussé comme de la mauvaise herbe à travers tout le très catholique Québec, dont la société était véritablement étouffée par la religion, tandis que les écoles catholiques croissaient à proportion de la forte poussée démographique. Après la révolution tranquille commencée dans les années soixante, la pratique religieuse et la natalité ont connu une forte décrue, laissant ces vastes édifices sans objet. À une destruction brutale, on a préféré la solution plus raisonnable et sans doute moins coûteuse du recyclage. Des couvents comme celui du Bon Pasteur, sur la rue Sherbrooke, ou encore des écoles accueillent aujourd’hui des logements organisés en coopératives, habile manière de marier protection du patrimoine et préoccupations sociales. Jusqu’aux églises que l’on aménage en appartements ! Mais bien des cas restent pendants, comme celui du couvent des Sœurs grises qui ne sont plus guère qu’une vingtaine aujourd’hui. Le CCA, sis dans le voisinage, souhaiterait y installer un centre de recherches sur l’architecture religieuse.
Par ailleurs, pour faire pièce à un tourisme envahissant, la “Reconquista” du Vieux Montréal a été engagée au profit de l’habitation. Initié par de petits projets, le mouvement a été véritablement lancé par le cours Le Royer, où d’anciens entrepôts du siècle dernier ont été reconvertis en logements et en bureaux. Si, aujourd’hui, on compte 2 200 habitants dans la vieille ville, ce sont 10 000 que l’on espère à terme. Revers de la médaille, les chantiers de transformation, de recyclage, risquent d’occuper les architectes au détriment de la création, même si de la confrontation concrète aux formes et aux modes de construction anciens peut sortir une pratique renouvelée de l’art de construire. Ces efforts ont toutefois permis de préserver ce qui pouvait l’être de la diversité architecturale. Les producteurs de cinéma y sont sensibles : Montréal est en effet l’une des villes où l’on tourne le plus de films...
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L’art de recycler le patrimoine
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°85 du 11 juin 1999, avec le titre suivant : L’art de recycler le patrimoine