À la différence de bien des métropoles américaines d’une taille comparable, Montréal peut s’enorgueillir d’une véritable scène artistique pour le moins originale, où galeries à vocation commerciale coexistent avec des centres d’artistes autogérés sans but lucratif. Riche de son bilinguisme, la ville s’efforce, grâce à des événements comme la Biennale ou le Mois de la Photo, de conjurer la marginalisation sur un continent purement anglophone.
Quand René Blouin a installé sa galerie dans l’immeuble du 372 rue Sainte-Catherine Ouest, celui-ci était encore occupé par des manufactures de fourrures. Sous les effets conjugués de la crise économique et des combats écologistes, ses artisans allaient bientôt quitter les lieux, laissant de vastes espaces inoccupés qu’une nouvelle population ne devait pas tarder à investir. Galeries, centres d’artistes, studios de photographes, d’architectes ou encore de danse ont aujourd’hui élu domicile à cette adresse, ainsi que dans un immeuble voisin, le Belgo, au 460 de la même artère. Outre qu’il est bienvenu par les temps de grand froid – fréquent dans la région –, ce regroupement de lieux d’exposition offre une véritable coupe stratigraphique de la création actuelle à Montréal.
En déambulant dans les couloirs du 460, on rencontre d’abord Vox, centre de diffusion de la photographie, qui accueillera à la rentrée l’une des nombreuses des expositions du “Mois de la Photo”. Lancé en 1989, cet événement bisannuel s’est resserré au fil des ans. Il fêtera en septembre sa sixième édition, avec une trentaine d’expositions. Depuis quelques années, “on observe un retour du réel, aussi bien dans la photographie que dans la vidéo”, note Marie-Josée Jean, codirectrice de l’événement, qui, avec les autres organisateurs, a choisi de placer le Mois 99 sous le signe du document, un thème que déclineront une bonne moitié des expositions programmées. Il n’est pas étonnant de trouver une manifestation de cette ampleur à Montréal quand on sait que la photographie reste un des points forts de la scène canadienne, avec des artistes déjà bien connus au-delà des frontières comme Geneviève Cadieux, Jana Sterback, Roberto Pellegrinuzzi, et bien sûr Jeff Wall.
Modernité tardive
“Aujourd’hui, on est train de créer une tradition d’art contemporain avec des galeries de dix, vingt ou trente ans, note Lilian Rodriguez, présidente de l’Association des galeries d’art contemporain. Dans un pays comme le Québec, sans tradition artistique, l’art contemporain est une vraie force.” Il est vrai que la modernité a fait une entrée tardive au Canada. En 1948, sept artistes, dont Paul-Émile Borduas (1905-1960), signent un manifeste baptisé le “Refus global” qui, par ses attaques contre les valeurs et les règles de la société québécoise, porte en germe les ferments de la Révolution tranquille et marque l’apparition de l’abstraction en terre canadienne. Cette peinture abstraite, qui valut aux Québécois leurs premières lettres de modernité, conserve un vrai pouvoir de séduction auprès des artistes. Toutefois, cette pratique n’est pas nécessairement exclusive, si l’on en juge par l’exemple de Mario Côté, peintre mais aussi vidéaste. Par ailleurs, le soutien des galeries demeure solide, comme le prouve l’événement qu’elles ont organisé de concert l’an dernier : baptisé “Peinture/peinture”, il déclinait l’abstraction d’hier et d’aujourd’hui à travers les galeries de la ville, rejointes pour l’occasion par les musées et les institutions. Cet été, du 29 juin au 14 août, René Blouin et Lilian Rodriguez récidivent : ils ont commandé à une centaine d’artistes canadiens des tableaux d’un format maximum de 50x50 cm, et prévoient un accrochage pour le moins tapissant...
On aura vu auparavant, chez René Blouin, l’ovni Rober Racine, artiste pluridisciplinaire dont le travail défie les limites de la patience et de la monomanie. S’immergeant littéralement dans la langue française, il a pendant des années découpé méthodiquement chaque entrée du dictionnaire et souligné au feutre la transcription phonétique et les citations d’auteurs québécois, avant de coller les pages sur des miroirs. Depuis, il s’est orienté dans de nouvelles directions, vers les étoiles plus exactement...
Des centres d’artistes autogérés
À côté du réseau de galeries somme toute modeste – l’Association des galeries d’art contemporain compte treize membres –, existe une soixantaine de centres d’artistes autogérés qui constituent certainement l’une des spécificités de la scène québécoise. Si l’autogestion a été une des grandes idées du mouvement anarchiste, on chercherait en vain toute visée subversive dans cette entreprise, puisque les centres sont financés par le Conseil des arts de Montréal, du Québec et du Canada. Tous les ans, artistes, collectifs ou commissaires indépendants sont invités à montrer leurs projets, chaque centre sélectionnant en fonction de ses propres préoccupations. Ainsi, la Centrale, fondée il y a 25 ans dans le sillage du militantisme féministe, continue-t-elle d’exposer uniquement des artistes femmes. La plupart se distinguent par leurs découvertes de jeunes créateurs, comme David Altmejd présenté récemment à la galerie Clark et au Centre des arts actuels Skol. Si les centres québécois s’attachent à mettre en lumière la scène locale, Montréal reste une cité cosmopolite et, à ce titre, témoigne d’une large ouverture sur l’étranger. On a vu par exemple, en mai, le Hongrois Istvan Kantor chez Oboro, et le Japonais Shimabuku chez Dazibao, deux des centres les plus actifs installés au 4100 rue Berri, non loin de l’Université. Par son travail inlassable de défrichage, l’excellente revue Parachute, créée il y a une vingtaine d’années par Chantal Pontbriand, participe de cette attention à la création internationale.
La générosité publique, qui rend possible l’existence des centres d’artistes, a parfois dû être stimulée. Claude Gosselin, directeur du Centre international d’art contemporain (Ciac), se souvient des circonstances qui ont présidé à la création de cette “sorte de bureau de l’art contemporain”. “En 1984, le Musée des beaux-arts de Montréal présentait Picasso, et le Musée de la civilisation Ramsès II. Je suis allé voir le ministre et je lui ai demandé ce qu’on faisait pour l’art contemporain dans ce pays. Aussitôt, il nous a accordé une subvention, ce que j’appelle du guilty money [“de l’argent coupable”]”. L’année suivante, le Ciac lance les “Cent jours de l’art contemporain”, qui, les premières années, s’installent dans un centre commercial inoccupé avant d’établir leurs quartiers dans un entrepôt. “Bon nombre d’artistes ont été lancés par les Cent jours”, se félicite Claude Gosselin, et beaucoup d’étrangers ont été ainsi découverts par le public canadien, tels Jean-Pierre Bertrand, Niele Toroni ou Annette Messager. Mais, “dans les années quatre-vingt-dix, des problèmes de financement, public essentiellement, sont apparus, et nous avons décidé de transformer l’événement annuel en biennale”, dont la première édition a eu lieu l’an dernier. Son ambition n’est pas de créer un événement avec uniquement des stars de l’art contemporain, mais de faire connaître les artistes canadiens : Jocelyne Alloucherie, Emmanuel Galland, Jérôme Fortin...
Des frontières étroites
Une autre initiative importante qui, comme les “Cent jours de l’art contemporain”, avait élu domicile dans un centre commercial désaffecté, a “mis en scène l’énergie de la scène locale”, pour reprendre les termes de Marie-Michèle Cron, l’une des commissaires de cette manifestation jugée “plus underground que la Biennale”. Baptisée “Artifice”, elle a déjà connu deux éditions en 1996 et 1998. “Nous avons présenté des artistes représentatifs des années quatre-vingt-dix, avec cinq ans de production derrière eux ou nouveaux venus. Tout a été organisé en deux mois, offrant comme un instantané, avec ce mélange d’anglophones et de francophones caractéristique de Montréal. Et les 20 000 visiteurs ont été surpris de voir autant d’œuvres dans des lieux inhabituels”, note Marie-Michèle Cron. “Pour la deuxième édition, nous avons fait appel à un conservateur de Toronto”, avec pour objectif de favoriser la circulation entre les deux métropoles. En effet, “la plupart des artistes de Toronto ne sont pas connus à Montréal et vice versa”.
Difficile, en effet, pour les artistes de dépasser les frontières du Québec, même si “ceux qui ont exposé à la première Biennale commencent à exporter à l’étranger”, se félicite Claude Gosselin. Ce que Marcel Brisebois, directeur du Musée d’art contemporain, résume à sa façon : “Peut-on se faire connaître à l’étranger quand on n’est pas soutenu par une galerie new-yorkaise ?”. “Toutes les galeries ont besoin d’une clientèle extérieure, seules celles de Londres et New York peuvent vivre d’une clientèle locale”, renchérit Lilian Rodriguez. “Le Canada est un peu comme la France ; les artistes canadiens sont achetés par des Canadiens. Nos artistes ont été très choyés par l’État, mais aujourd’hui les institutions n’ont plus un rond et, de toute façon, ne vendre qu’aux institutions est un leurre”, analyse le galeriste Éric Devlin. Le Musée du Québec et celui d’art contemporain ont en effet acheté massivement aux artistes, une générosité en accord avec leur mandat. En vertu de la loi sur les musées nationaux, la mission du premier est “de faire connaître, de promouvoir et de conserver l’art québécois de toutes les périodes”. Le Musée d’art contemporain bénéficie d’une mission comparable pour la création actuelle, avec une plus grande ouverture sur l’international, mais la liaison entre la communauté des artistes et cette institution semble avoir été interrompue. Le Musée des beaux-arts de Montréal pourrait prendre le relais. “Nous souhaitons renouer avec des actions à court terme”, explique Stéphane Aquin, conservateur de l’art contemporain, et développer des expositions conjointes avec d’autres institutions.” L’an prochain, le musée présentera des installations de Pipilotti Rist, tandis que le centre Oboro projettera ses vidéos – “un milieu plus naturel pour elle que le Musée des beaux-arts”, note-t-il.
Manifestations - Utopia, 4e manifestation internationale Vidéo et Art électronique, 20-27 septembre, Montréal - Mois de la Photo, septembre - Biennale de Montréal, été 2000 Lieux - 460 rue Sainte-Catherine Ouest : espace Vidéographe ; La Centrale, galerie Powerhouse ; Centre des arts actuels Skol ; Vox, centre de diffusion de la photographie ; galerie Éric Devlin. - 372 rue Sainte-Catherine Ouest : galerie René Blouin ; galerie Lilian Rodriguez ; galerie B-312. - 4001 rue Berri : Oboro ; Dazibao, centre de photographies actuelles. - 4100 rue Berri : galerie de l’UQÀM (Université du Québec à Montréal. - 1591 rue Clark : galerie Clark, centre d’art et de diffusion Clark Inc. - 358 rue Sherbrooke Est : galerie Christiane Chassay. - 1428 rue Sherbrooke Ouest : galerie Elena Lee/Verre d’art. À signaler Le Centre international d’art contemporain (Ciac) publie chaque mois sur la Toile le Magazine électronique du Ciac, qui présente l’actualité canadienne, des œuvres parfois commentées, des entretiens avec des artistes et un calendrier : www.ciac.ca
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Centres autogérés et galeries se stimulent dans la diversité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°85 du 11 juin 1999, avec le titre suivant : Centres autogérés et galeries se stimulent dans la diversité