Déçu et même indigné par la non-action de la Belgique en matière de spoliation par les nazis d’œuvres d’art appartenant à des familles juives, le journaliste Geert Sels s’est lancé dans une enquête de longue haleine.
Pendant huit ans, il a dépouillé et croisé des archives et des documents, en Belgique, en France, aux Pays-Bas et en Allemagne pour tenter de retracer le parcours de tableaux enlevés à leurs légitimes propriétaires, constatant que, dans de nombreux cas, ces œuvres n’étaient pas retournées où elles auraient dû.
Dans la plupart des pays occupés, les tableaux saisis par les nazis étaient envoyés directement vers l’Allemagne. Alors qu’en Belgique, beaucoup de tableaux transitaient d’abord par les Pays-Bas ou par la France. Après la guerre, on a décidé de retourner les tableaux vers le pays d’où ils ont été envoyés en Allemagne, ce qui a brouillé les pistes. Pendant la guerre beaucoup d’Allemands, qui raffolaient d’art classique, venaient acheter en Belgique et ils disposaient de moyens importants. Il y avait aussi des intermédiaires qui venaient acheter pour alimenter la collection de Hermann Göring ou celle du musée de Hitler à Linz.
De nombreuses collections importantes ont été transférées vers le Jeu de paume qui était alors le dépôt central pour tout l’art spolié en France, mais aussi en Belgique. À cette époque, la Belgique et le nord de la France formaient une entité administrative commune pour les nazis. Göring, qui était aussi ministre des Transports, venait souvent à Paris au Jeu de paume où l’on montait des expositions pour lui, quand on recevait une collection intéressante. Il n’avait plus qu’à se servir. Après la guerre, on a vu que dans les 1 400 pièces de la collection Göring, la moitié avait été volée.
C’est ce qui ressort des archives du Palais des beaux-arts de Bruxelles qui hébergeait la plus grande maison de ventes aux enchères à l’époque et d’un grand nombre de catalogues que j’ai pu consulter pour constituer avec Kim Oosterlinck, une base de données de plusieurs milliers de tableaux. Ce professeur à l’Université Libre de Bruxelles, qui travaille sur le marché de l’art pendant la guerre, a aussi étudié les activités de Drouot en France et celles des maisons de ventes aux Pays-Bas. Il a pu constater qu’en 1940, dans tous ces pays, le marché était stable, puis il a augmenté jusqu’en 1942 où il a atteint son pic. En 1943, toutes les belles pièces avaient été vendues et c’est retombé. Cette flambée des prix peut avoir plusieurs explications. En période de guerre, les bourses sont très volatiles et les gens cherchent, comme on le voit aujourd’hui, à investir dans des actifs qui paraissent sûrs, comme l’art. Les nazis avaient une vraie soif pour l’art classique et pour les primitifs flamands qui sublimait leur germanité, et ils avaient beaucoup d’argent à dépenser. En outre, pendant la guerre, il y avait toujours des gens qui s’enrichissaient avec des trafics un peu louches et qui cherchaient à blanchir l’argent accumulé.
C’est une question qui revient tout le temps et c’est très difficile pour moi d’y apporter une réponse. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est une question de choix politiques. À trois occasions, la Belgique a manqué un rendez-vous avec l’histoire. Le premier moment, c’est dans l’immédiate après-guerre. En Belgique, la récupération d’œuvres d’art a été très faible pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’on était avant tout intéressé par la récupération de marchandises qui avaient plus de valeur économique, comme des trains ou des bateaux. Ensuite, on est en Belgique et il y avait deux services similaires qui essayaient de se concurrencer. Enfin, dans la cellule de récupération artistique, les quelques personnes spécialisées en art étaient des gens très talentueux, mais très jeunes, qui n’avaient pas l’autorité pour aller dans les centres de collecte en Allemagne, taper du poing sur la table et dire : « Ça, ça vient de Belgique. »
La deuxième occasion, c’est en 1998, lorsqu’on a édicté les Washington Principles qui ont été signés par 44 pays, dont la Belgique, en s’engageant à faire des recherches et à publier les résultats, soit au travers de publications, de livres, soit dans une base de données. La Belgique a très vite suivi en créant la commission Buysse, mais la section art qui y était incluse a disposé de trop peu de temps pour effectuer un travail approfondi. Elle a livré un rapport qui n’était pas finalisé et qui montrait seulement la pointe de l’iceberg. C’est donc au moment où la Belgique termine ce travail, que les autres pays présentent les fruits de leurs recherches.
Le troisième moment, c’est en 2013 avec la découverte de la collection Gurlitt en Allemagne avec ses 1 500 pièces d’art volées. En Allemagne, cela a été un vrai scandale. Les Pays-Bas, la France et l’Allemagne ont décidé de renforcer et d’approfondir leurs recherches sur les œuvres acquises dans une période élargie, entre 1933 et 1945. C’était la troisième possibilité pour la Belgique de s’engager dans le processus. Mais elle n’a pas suivi. C’est à ce moment-là que j’ai commencé mes enquêtes et que j’ai pensé que le Belgique devait mettre en place une commission de restitution, étudier les provenances qui ne sont pas complètes, et publier tout cela dans des bases de données. Après la publication de mon livre, il y a eu, de la part des politiques, des annonces et des déclarations d’intention, mais les choses mettent énormément de temps à se concrétiser.
J’ai fondé mes déductions en recoupant trois fonds d’archives avec la base de données Rose-Valland. Aux archives de Coblence, j’ai trouvé une liste de tableaux volés pendant l’Occupation allemande. Parmi ceux-ci, il y a 31 tableaux transférés de la Belgique vers la France. J’ai trouvé 7 concordances avec la base de données Rose-Valland et ils sont toujours en France [voir tableau ci-dessous].
Il y a une deuxième liste d’œuvres extraite des archives belges à Bruxelles. Elles ont été récupérées en Allemagne, mais on ne sait pas par qui, les Français, les Anglais ou les Belges. Encore une fois, elles peuvent avoir une provenance belge. Je trouve encore des concordances avec le site Rose-Valland, pour un Fragonard, qui est au Louvre, ainsi qu’un Jan Olis et un Jean-Baptiste Perronneau. Ils sont tous sur la liste Musées Nationaux Récupération (MNR), qui identifie les œuvres comme biens spoliés. Si on prend cette piste au sérieux, je pense que la France devrait lancer des recherches sur ces tableaux et, de son côté, la Belgique essayer de prouver leur origine belge.
Il y a encore un troisième fonds d’archives : la liste établie par les Monuments Men belges. Ce sont les tableaux présumés vendus par des marchands d’art belges, mais déclarés comme disparus après la guerre. En croisant cette liste avec le site Rose-Valland, j’ai encore trouvé quatre tableaux dont il est dit qu’ils ont quitté la Belgique et que j’ai retrouvés en France.
J’ai découvert dans les archives du Musée de Cognac un tableau qui appartenait au marchand d’art juif Léon Seyffers. Il s’agit de l’Allégorie sur la vanité et le repentir de Cornelisz van Haarlem qui a été acheté par le Musée de Strasbourg. Comme la frontière a plusieurs fois changé à cette époque, la France a dit que ce tableau n’avait pas été payé avec de l’argent nazi et qu’il pouvait donc être considéré comme français. Il n’a pas reçu le label MNR, mais il vient de Belgique, il devrait être un MNR et il aurait dû revenir vers la Belgique après la guerre. J’ai communiqué ces informations aux ayants droit de la famille de Seyffers ; c’est à eux de le revendiquer.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Geert Sels : « la Belgique a manqué un rendez-vous avec l’histoire »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°622 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Geert Sels journaliste : « la Belgique a manqué un rendez-vous avec l’histoire »