Après la traduction récente du livre de l’Américaine Lynn Nicholas, qui a travaillé à la National Gallery of Art de Washington, Hector Feliciano, spécialisé dans le journalisme d’enquête culturelle, livre aujourd’hui les résultats de sa propre investigation, circonscrite à la France. Sans conteste, la somme de Lynn Nicholas remporte la palme.
La publication en français de deux enquêtes sur le pillage des œuvres d’art par les nazis donne l’occasion de comparer la pertinence des informations recueillies par leurs auteurs respectifs. Paru en 1994 (lire le JdA n° 7, octobre), l’enquête de l’Américaine Lynn Nicholas s’étend à toute l’Europe, alors que celle d’Hector Feliciano se limite à la France.
À la lecture des deux ouvrages, il est clair que la dénonciation de la politique systématique de pillage artistique à laquelle les nazis se sont livrés s’impose avec plus d’évidence lorsqu’elle est abordée d’un point de vue global ; l’exemple de la famille Rothschild, en raison du caractère multinational de ses actifs, suffirait à lui seul à le faire comprendre. Mais plus que la différence de hauteur de point de vue, c’est l’ensemble du travail fourni par Lynn Nicholas qu’il convient de saluer.
À titre d’exemple, elle rappelle à juste titre que pendant la Première Guerre mondiale, les Français avaient établi des listes remarquablement semblables au rapport Kümmel, ce rapport secret établi sur l’ordre d’Hitler, qui dressait la liste des œuvres d’art et objets précieux, en provenance de toute l’Allemagne qui, depuis 1500, sont passés en des mains étrangères… Alors que Hector Feliciano semble l’ignorer.
Celui-ci omet également de préciser que les informations recueillies par Rose Valland, responsable technique du bâtiment du Jeu de Paume (lire encadré), étaient transmises à la Résistance par l’intermédiaire de Jacques Jaujard, directeur des Musées de France.
Parallèlement aux pillages, les deux ouvrages soulignent combien le marché de l’art était florissant sous l’Occupation. La guerre met fin, dans ce secteur d’activité, à la crise des années trente. Comme le rappelle Lynn Nicholas, l’année 1942 se termine même en apothéose avec la vente, à Drouot, de La Vallée de l’Arc et la Montagne Sainte-Geneviève de Cézanne (il s’agit d’un seul tableau, et non de deux comme l’écrit Feliciano, qui paraît ignorer également que ce tableau se révèlera être un faux…), adjugé 5 millions de francs au marchand allemand Hildebrand Gurlitt. Car, en plus des nombreux spéculateurs qui se rabattent sur les œuvres d’art, considérées comme des investissements sûrs, l’argent allemand déferle sur la capitale.
Le taux de change outrageusement avantageux permet aux ministères, administrations, banques, ainsi qu’aux musées du Reich de venir faire leur marché à bon compte. Une fois encore, si Feliciano cite des marchands et des intermédiaires allemands aussi actifs que Karl Haberstock, Gustav Rochlitz ou Maria Dietrich, il oublie Walter Bornheim, qui aura pourtant dépensé près de cent millions de francs auprès des marchands parisiens !
Lynn H. Nicholas, Le pillage de l’Europe, les œuvres d’art volées par les nazis, traduit de l’américain par Paul Chemla, éditions du Seuil, 558 pages, 76 illustrations en noir et blanc, 180 F.
Hector Feliciano, Le musée disparu, enquête sur le pillage des œuvres d’art en France par les nazis, éditions Austral, collection Documents, 250 pages, 58 illustrations en noir et blanc, 149 F.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les pillages nazis passés au peigne fin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Entre avril 1941 et juillet 1944, le Jeu de Paume – reconverti par les nazis en centre de stockage des œuvres confisquées en France – accueille, inventorie et expédie 22 000 œuvres et objets d’art en direction des six dépôts du Reich. Ces œuvres, saisies principalement chez les collectionneurs juifs (Rosenberg, Rothschild, Bernheim, David-Weill, Schloss…), étaient regroupées pour être triées avant d’être envoyées en Allemagne. Les œuvres dégénérées étaient vendues ou échangées contre des œuvres d’art ancien, à des marchands allemands ou français. Alors que 70 % du total des œuvres détournées sont revenues à leurs anciens propriétaires, un millier d’œuvres environ (970 peintures et 68 sculptures) sont encore gardées à titre provisoire dans les musées de France. Le Louvre est ainsi détenteur précaire de 270 peintures et Orsay de 70. Le droit de propriété étant imprescriptible en France, il ne saurait y avoir de limite à d’éventuelles revendications de la part des anciens propriétaires ou de leurs ayants droit.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : Les pillages nazis passés au peigne fin