ESCH / LUXEMBOURG
La Capitale européenne de la culture est située au cœur d’un bassin minier sidérurgique en pleine reconversion. Une décentralisation jusqu’au-delà des frontières qui permet au Luxembourg d’offrir un autre visage que celui d’un État opulent.
Esch-sur-Alzette (Luxembourg). Parmi les images marquantes des derniers Jeux olympiques d’hiver de Pékin, la vision d’un tremplin de saut à ski d’une blancheur immaculée installé au milieu d’une friche industrielle est celle qui aura été la plus virale. Un cauchemar dystopique pour nombre d’internautes peu sensibles aux charmes d’une usine sidérurgique reconvertie en activités tertiaires. Pour la Chine, l’image devait pourtant faire la promotion de la réhabilitation d’un immense complexe industriel désaffecté depuis 2008. Un mois plus tard, et 8 000 km à l’ouest, ce sont les hauts-fourneaux de Belval qui se sont illuminés à l’occasion de l’inauguration d’« Esch 2022 », Capitale européenne de la culture pour un an.
Au Luxembourg comme à Pékin, les deux événements sont utilisés pour présenter un futur postindustriel désirable. « Des terres rouges à la matière grise », résume Françoise Poos, directrice de la programmation d’Esch 2022. Esch, ou Esch-sur-Alzette : dans cette petite ville au sud du pays (34 000 habitants), l’image d’un Luxembourg opulent, place financière et paradis fiscal, s’étiole. Autour du bassin minier du Minett, l’activité sidérurgique a façonné un paysage industriel semblable à celui de la Lorraine frontalière. À partir de la fin du XIXe siècle, l’exploitation de ce gisement a fait la richesse du Luxembourg, un Grand-Duché alors rural, bien avant que banques et sociétés-écrans soient domiciliées dans la capitale.
Belval, ancien site sidérurgique de la ville d’Esch-sur-Alzette jouxtant la frontière française, est la vitrine de cette reconversion postindustrielle : c’est aussi le centre névralgique de cette année Capitale. En 1997, le dernier haut-fourneau de Belval s’éteint, et le site fait rapidement l’objet d’un projet de reconversion, mené sous la forme d’un partenariat public-privé entre l’État du Luxembourg et le groupe sidérurgique Arbed, lequel fusionne en 2006 avec Mittal pour devenir le géant ArcelorMittal. Un quart de siècle après l’arrêt de la production, les marqueurs du paysage industriel s’élèvent telles des sculptures futuristes au cœur d’un nouveau pôle universitaire et de recherche, affichant ostensiblement leur patine d’utilisation figée dans le temps par un vernis brillant.
C’est autour de ces hauts-fourneaux que se déroulent les expositions phares de l’année Capitale. La « Massenoire », ancienne usine aux proportions d’une cathédrale, abrite celles consacrées à l’histoire du territoire. Dans une scénographie spectaculaire immergeant le visiteur dans un concert d’images d’archives industrielles, la première exposition aborde sans détour la face noire de l’histoire industrielle : pollution, politique d’immigration, conditions de vie des travailleurs.
À quelques mètres de là, la Möllerei est un équipement flambant neuf qui est logé dans une fosse gigantesque où le minerai de fer était stocké avant sa transformation. Au pied du haut-fourneau A, ce nouveau lieu ambitionne de devenir un pôle de référence sur les relations entre art et sciences numériques. « Nous sommes en phase de test, cette année va nous permettre de voir ce qui fonctionne bien », explique le responsable des expositions, Vincent Crapon. La première manifestation du lieu, « Hacking Identity, Dancing Diversity », présente un assortiment quelque peu décousu, mais séduisant, de créations contemporaines utilisant les technologies numériques.
Le temps de la soirée inaugurale du 26 février, les cheminées rutilantes des hauts-fourneaux de Belval se sont muées en fusées prêtes au décollage, grâce à un spectacle de projection. Quatre kilomètres plus loin, sur la place de l’Hôtel-de-Ville d’Esch-sur-Alzette, une foule clairsemée assistait dans un froid mordant aux festivités d’ouverture. À 18 heures, alors que sur scène le quatuor de cuivres local Saxitude souffle les dernières notes d’une reprise de « Save your Tears », tube pop de The Weeknd, le grand-duc Henri fait son apparition dans une ambiance de fête patronale. « Un label n’est pas une fin en soi, c’est un objectif de long terme », rappelle quelques minutes plus tard le bourgmestre d’Esch-sur-Alzette dans son discours.
Car au-delà de l’aspect événementiel, les années « Capitale de la culture européenne » ont jalonné la politique culturelle du Luxembourg. « En 1995, c’était la prise de conscience qu’il y a une culture professionnelle au Luxembourg. L’année a abouti à la création du Mudam (Musée d’art moderne grand-duc Jean), de la Philharmonie, souligne la directrice de la programmation. En 2007, nous nous sommes penchés sur le jeune public, jusque-là plutôt absent de nos institutions. » En 2022, l’événement vise une décentralisation culturelle, en choisissant le territoire d’Esch-sur-Alzette. « La région transfrontalière a été laissée de côté, relève Vincent Crapon. Avec l’année Capitale, il y a une extension de l’offre culturelle.» Et ce d’un côté et de l’autre de la frontière – le projet associant huit communes françaises – avec la nouvelle salle de spectacle L’Arche à Villerupt en Meurthe-et-Moselle, l’ouverture de la Möllerei à Belval, l’espace d’art contemporain KohnschtHal au centre-ville d’Esch, ainsi qu’une future résidence d’artistes. « Je ne sais pas si on y arrivera, mais l’étape suivante c’est le hors-les-murs, aller chercher le public où il est », espère Françoise Poos.
De retour sur la scène place de l’Hôtel-de-Ville, les discours convenus ont laissé place au sketch des docteurs Lux et Bourg, qui accompagne un public frigorifié dans le lancement de la fusée de Belval, sans oublier d’adresser un clin d’œil appuyé au principal sponsor de l’événement, ArcelorMittal, dont la production d’acier serait « neutre en carbone » ! L’intérêt du géant indien de la sidérurgie dans Esch 2022 – qui promeut la construction d’une « meilleure société postindustrielle », comme l’assènent sans ironie aucune les deux clowns-docteurs – s’observe à Schifflange, un site mis en avant par l’année Capitale. C’est la deuxième friche industrielle du territoire eschois, fermée en 2016, où le gouvernement luxembourgeois lance un autre projet de réhabilitation, là aussi en partenariat avec ArcelorMittal. L’image du futur écoquartier, dont le plan directeur vient d’être approuvé, met à distance l’histoire luxembourgeoise de la multinationale, marquée par la fermeture continue des sites industriels et la division par deux du nombre de ses salariés dans le Grand-Duché.
Aucun chiffre n’a été communiqué quant à la participation financière d’ArcelorMittal au budget de l’événement. Pour cette année, 54 millions d’euros de fonds publics ont été budgétés par le Luxembourg et 1,5 million d’euros par la France. Nancy Braun, directrice générale d’Esch 2022, avance le chiffre de 138 millions d’euros investis, en tenant compte de l’apport des partenaires mais aussi du financement des nouveaux équipements, lancés indépendamment d’Esch 2022. Un montant qui additionne probablement les fonds privés récoltés individuellement par de nombreux porteurs de projets artistiques. En effet, après un changement de direction en 2020, l’équipe d’Esch 2022 a dû faire appel au cabinet d’audit international E&Y pour accompagner les artistes (dont les subventions sont plafonnées à 50 % du coût de leur projet) dans leurs recherches de financements privés. À Esch-sur-Alzette, le Luxembourg reste le Luxembourg.
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« Esch 2022 », pour une autre image du Luxembourg
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : « Esch 2022 », pour une autre image du Luxembourg