BUCAREST / ROUMANIE
Le pays, qui fête le centenaire de son unification, vient d’inaugurer la plus grande cathédrale orthodoxe d’Europe de l’Est. Les travaux ne sont pas encore achevés que les polémiques sont déjà vives au sein de la population.
Bucarest. Du 25 novembre au 2 décembre, il fallait attendre plusieurs heures dans le froid pour entrer dans la cathédrale du Salut-de-la-Nation à Bucarest. Pendant une semaine, le lieu saint a été ouvert aux Roumains, venus en nombre se recueillir sur les reliques. Dimanche 25 novembre, environ 30 000 fidèles et 2 000 invités ont assisté à la messe d’inauguration célébrée conjointement par le patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier, le patriarche Daniel de l’Église orthodoxe roumaine et le métropolite de Patras en Grèce, Chrysostôme.
La Roumanie est un pays particulièrement religieux : selon l’index mondial de religiosité et d’athéisme établi par l’institut de sondage Gallup, 89 % des Roumains se déclarent orthodoxes, et, selon une enquête de la Fondation Soros Romania, 60 % des orthodoxes déclarent prier fréquemment. Avec ses 120 mètres de haut, 120 mètres de long et 70 mètres de large, cette nouvelle cathédrale peut accueillir 5 000 fidèles. Le jour de la sanctification, la plupart ont dû suivre l’office à l’extérieur, grâce à une retransmission sur écrans géants.
Depuis, des croyants orthodoxes affluent des quatre coins du pays. Des personnes âgées, en majorité, venues en bus spécialement affrétés. Mais aussi Alexandru, 19 ans, originaire de Ramnicu Valcea, à 200 kilomètres de la capitale, très ému de découvrir l’immense édifice. « Je me définis comme orthodoxe depuis ma naissance. C’est très important pour moi de venir, car la cathédrale est ouverte seulement quelques jours après la sanctification. Elle sera refermée après jusqu’à la fin des travaux. »
La genèse de la cathédrale remonte à 1920, lorsque le roi Ferdinand Ier déclarait : « Nous devons élever dans la capitale de tous les Roumains la cathédrale du salut du peuple comme symbole de l’unité de l’âme de la nation tout entière. » La première pierre de la cathédrale a été posée en 2000, lors de la venue du pape à Bucarest. Les travaux ont réellement démarré en 2011. Aujourd’hui, le gros œuvre est terminé, les murs de briques dressés et les coupoles posées. Les Roumains ont tenu à inaugurer la cathédrale avant leur fête nationale du 1er décembre, qui marque aussi cette année le centenaire de l’unification du pays, réalisée en 1918. Depuis, les travaux ont repris, sans accès au public.
Il faut encore réaliser les décorations extérieures et intérieures. D’ici à 2024, date à laquelle la cathédrale est supposée ouvrir de nouveau, tout un complexe sera sorti de terre. Autour du lieu de culte viendront s’ajouter un musée du christianisme, un hôtel, une bibliothèque, la résidence du patriarche, des bureaux pour les médias du patriarcat, quatre abris anti-atomiques souterrains (!), ainsi que quatre pavillons consacrés à l’action médicale et sociale, l’accueil des pèlerins et aux événements culturels.
Toute la démesure du projet pourrait être résumée par les six cloches de la cathédrale. La plus grosse pèse 25 tonnes, pour une hauteur et un diamètre de 3 m environ. Leur son pourrait s’entendre dans un rayon de 15 km. La démesure, les Roumains connaissent bien. La cathédrale du Salut-de-la-Nation trône à quelques centaines de mètres du palais construit par le dictateur Nicolae Ceausescu, qui reste le deuxième plus grand bâtiment administratif au monde après le Pentagone. Détail symbolique, la cathédrale dépasse légèrement en hauteur le palais de Ceausescu, devenu le siège du Parlement.
Pour Cristian Preda, professeur de sciences politiques à l’université de Bucarest et député européen, cette rivalité dans les bâtiments illustre bien la relation ambiguë qu’entretiennent l’Église et l’État. « Il y a en Roumanie une tradition de coopération entre l’Église et l’État, mais aussi une volonté de rivaliser. Depuis plusieurs années, l’Église occupe davantage l’espace public, en multipliant les lieux de culte et en retransmettant les messes sur des écrans à l’extérieur. Nous avons une religion d’autant plus forte et présente que les politiques sont faibles et décevants. » La proximité de l’Église avec le pouvoir, son train de vie et sa mainmise sur les mœurs agacent.
La nouvelle cathédrale divise les Roumains, à cause de son financement, mais plus largement pour ce qu’elle dit du pays. La construction a coûté à ce jour 115 millions d’euros, apportés à 70 % par l’État roumain. Le reste provient de la Ville de Bucarest et des dons des croyants. Au final, la facture pourrait atteindre les 400 millions d’euros pour l’ensemble, soit un peu moins que le coût des travaux du Grand Palais à Paris [estimés à 466 millions d’euros]. La cathédrale exaspère donc une partie de la population qui estime ce projet anachronique et disproportionné, alors que les priorités ne manquent pas.
La Roumanie demeure l’un des pays les plus pauvres de l’Union européenne et souffre de problèmes chroniques en matière de santé, d’éducation, d’infrastructures et de justice. Toma Patrascu, le président de l’Association laïque et humanitaire de Roumanie, s’en afflige : « Au lieu d’utiliser cet argent pour construire des écoles ou des hôpitaux, on a englouti une somme immense dans une construction qui ne sert à rien, à part clamer la grandeur d’une Église qui est totalement déconnectée du peuple roumain et qui n’a pour but que son propre bien-être. ». Toma Patrascu a compté : « Pour 19 millions d’habitants, la Roumanie dénombre 18 000 églises, contre moins de 5 000 écoles et moins de 425 hôpitaux. Une partie de la Roumanie est tenue dans un état de sous-développement. »
Le soir du 1er décembre, Toma Pastracsu et des milliers d’autres Roumains ont manifesté contre le pouvoir en place. Depuis deux ans, la société civile se mobilise contre les décisions du gouvernement qui réduisent la portée de la lutte anti-corruption. Les manifestants réclament sans relâche une Roumanie moderne, européenne, sans politiciens corrompus, qui prend soin de ses habitants. Dans ce contexte, l’inauguration de la cathédrale leur a donné une raison de plus de protester, malgré le froid.
Le « MARe » redonne vie à l’art contemporain roumain
Musée. Bucarest a inauguré en octobre le « Musée d’art récent » (MARe), dans un quartier qui abritait autrefois la nomenklatura. Il s’agit du premier musée privé à ouvrir depuis près de quatre-vingts ans. La capitale roumaine possédait déjà un Musée national d’art contemporain, logé dans l’ex-palais de Nicolae Ceausescu.
Marianne Rigaux
Muzeul de Arta Recenta (MARe),
Musée d’art récent, boulevard Primaverii, secteur 1, Bucarest, du lundi au dimanche 11h-19H, www.mare.ro
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En Roumanie, la cathédrale de la discorde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°513 du 14 décembre 2018, avec le titre suivant : En Roumanie, la cathédrale de la discorde