Des musées attentifs à la défense de l’identité canadienne

La générosité des collectionneurs a permis de créer des musées de rang international

Le Journal des Arts

Le 11 juin 1999 - 1713 mots

A côté des maîtres anciens ou du design international, des impressionnistes et des expressionnistes abstraits, les musées du Québec et d’Ottawa défendent l’art canadien dans toute sa diversité, jusqu’aux Amérindiens et aux Inuits. L’importance accordée à la mission éducative de l’institution a fait prospérer les musées de société, adeptes d’une muséologie parfois débridée.

Chaque année, à l’approche de Noël, les musées sont assaillis de propositions de dons qui n’ont rien à voir avec les fêtes mais plutôt avec une intéressante disposition fiscale : la valeur de l’œuvre offerte à un musée pourra être déduite du montant des impôts à payer ! Outre qu’elle reconnaît le rôle moteur des amateurs dans la constitution des collections publiques, cette faveur justifie l’octroi de budgets d’acquisition modestes, au grand déplaisir des conservateurs placés dans une relative dépendance aux mécènes. Plutôt que d’attendre un improbable accès de générosité de l’État, le Musée des beaux-arts de Montréal a lancé une grande campagne de collecte de fonds, principalement pour financer les expositions et les acquisitions. “Nous avons déjà dépassé les 40 millions de dollars canadiens” [180 millions de francs], se félicite son directeur Guy Cogeval, qui explique que le caractère semi-privé du musée l’oblige à dégager 40 % de ressources propres. De la même manière, Marcel Brisebois, directeur du Musée d’art contemporain de Montréal, jugeant son budget d’acquisition de 500 000 dollars canadiens (2,25 millions de francs) insuffisant, annonce “une campagne majeure dans deux ans”.

Tous les conservateurs n’ont pas la chance de Luc d’Iberville-Moreau, directeur du Musée des arts décoratifs de Montréal. Fondé par Liliane et David M. Stewart, deux riches collectionneurs de la ville, il possède aujourd’hui, grâce à leur générosité mais aussi aux dons suscités par la qualité du travail accompli, une collection de design de niveau international. “Quand nous avons commencé la collection, il y a vingt ans, l’Art nouveau et l’Art déco étaient déjà trop chers, se souvient Luc d’Iberville-Moreau. Les objets sont donc tous postérieurs à 1935”, et le musée ne cesse de s’enrichir :”J’achète en moyenne un objet par jour”. Autrefois installé dans un hôtel particulier, il a depuis peu investi une dépendance du Musée des beaux-arts à la configuration pour le moins ingrate. “Frank Gehry, qui n’a jamais construit au Canada, devait créer le nouveau musée, mais le projet, trop coûteux, a été abandonné”, regrette Luc d’Iberville-Moreau. L’architecte du Guggenheim de Bilbao a néanmoins relevé avec un certain panache le défi de l’aménagement intérieur. Afin de faire oublier le lieu, il a imaginé des vitrines dont les volumes rappellent ceux de son architecture, avec pour règle d’introduire en tout point le sentiment du mouvement. Leur contenu n’en est pas moins mouvant puisque les objets présentés sont renouvelés tous les deux mois. En ce moment, en parallèle à l’exposition Scarpa, est proposée une sélection de design italien depuis 1945, de Gio Ponti à Fornasetti, de Carlo Mollino à Gaetano Pesce, en passant par l’inévitable Ettore Sottsass et Memphis. Le Musée des beaux-arts possède également une remarquable collection d’arts décoratifs, asiatique et islamique, entrée en majeure partie grâce à un don magnifique de F. Cleveland Morgan en 1916. Pour l’anecdote, signalons un autre don généreux, les 3 000 boîtes à encens ayant appartenu à Georges Clemenceau.

Les maîtres anciens
À Montréal, la récente acquisition d’un Philippe de Champaigne est venu enrichir un ensemble de peintures françaises du XVIIe siècle où, en quelques toiles de Poussin, La Hyre, Lemaire, est résumé une certaine idée du classicisme. Par ailleurs, “nous possédons des œuvres qui ne sont pas toujours typiques des grands maîtres”, souligne le conservateur Hilliard T. Goldfarb, songeant sans doute à une scène de tempête en mer de Guardi. Mais les chefs-d’œuvre incontestables du musée sont signés Mantegna : deux panneaux représentant Didon et Judith avec la tête d’Holopherne en grisaille d’or, que l’on peut rapprocher des Triomphes de César à la National Gallery de Londres. Toutefois, la collection de maîtres anciens la plus significative est à rechercher du côté d’Ottawa, au Musée des beaux-arts du Canada. Elle “a pris une autre dimension avec l’acquisition d’une partie de la collection Lichtenstein”, où figure un portrait d’homme par Bronzino, constate Catherine Johnston, conservatrice chargée de cette section, car, au début du XXe siècle, les collectionneurs locaux achetaient de grands maîtres mais de petites œuvres”. La salle du XVIIe siècle, avec la Diseuse de bonne aventure de Simon Vouet, deux Poussin – dont l’esquisse du Martyre de saint Érasme –, mais aussi Guido Reni, Giordano, Bernin ou Le Brun, donne la mesure.

Un art national
Si les toiles de Courbet, Monet, Cézanne – dont un Portrait de paysan de 1900 – ou Van Gogh, font à juste titre la fierté du musée, la collection d’art canadien en constitue certainement l’ornement le plus original. Entre le XVIIIe et la fin du siècle suivant, le Canada n’a donné naissance à aucune personnalité reconnue, naviguant au mieux dans un provincialisme de bon aloi. En revanche, à l’orée de la Première Guerre mondiale, Tom Thomson et le Groupe de Sept donnent peut-être sa première expression artistique à l’identité canadienne dans la représentation de paysages, et surtout d’une nature sauvage encore intacte. Cette vision, dépeinte dans une veine volontiers décorative, symbolisait pour eux ce qu’il y a d’unique au Canada. Outre le décor reconstitué d’un chalet peint par les Sept, le musée possède un ensemble intéressant d’esquisses de chacun de ces artistes, dont la palette évoquait, dans une certaine mesure, celle des Nabis. Ainsi James Wilson Morrice, qui acquiert une certaine notoriété en travaillant au Maroc auprès de Matisse, avant de se rapprocher de Marquet. Grâce aux dons de sa famille, il est bien représenté au Musée des beaux-arts de Montréal, sa ville d’origine. Mais, malheureusement, les salles consacrées à l’art canadien resteront fermées jusqu’en octobre pour travaux. De même, le Musée du Québec, qui se consacre à la défense de l’art québécois, a décroché la plupart des œuvres des cimaises pour la rénovation de l’ancienne prison accueillant ses collections. Une réflexion est en cours pour renouveler leur mise en valeur. “Pour la période historique, les artistes québécois restent très peu connus, admettent les conservateurs Didier Prioul et Yves Lacasse. Leur présentation ne peut donc faire l’économie d’un effort de recontextualisation”. De récentes expositions montées à partir des collections du musée sont par ailleurs venues souligner une caractéristique moins inattendue de l’art québécois : l’existence d’une sculpture religieuse, naturelle sur cette terre catholique. Si le sentiment national qui a présidé à la création du Musée du Québec peut paraître obsolète aujourd’hui, peut-être existait-il au début du siècle un style propre à la Province. Pour Didier Prioul, “la présence de l’homme dans le paysage constituait une spécificité québécoise, contrairement au reste du Canada et aux États-Unis”, où les artistes s’abandonnent à la rhétorique du sublime.

Pour l’art contemporain, les musées sont naturellement ouverts sur le reste du monde, et plus particulièrement sur les États-Unis, ce qui ne manque pas de faire grincer des dents dans ce pays méfiant à l’égard de son encombrant voisin. Il y a quelques années, se souvient Diane Remiroff, conservatrice de l’art contemporain à Ottawa, l’acquisition du monumental Voice of fire de Barnett Newman avait défrayé la chronique. Trop cher ? Trop hermétique ? “Trop américain peut-être”. Toujours est-il qu’Ottawa abrite la plus importante collection d’œuvres de Donald Judd, après celle de la Fondation Judd à Marfa, au Texas, mais aussi un immense Wall Drawing de Sol LeWitt. Le Musée d’art contemporain de Montréal n’est pas en reste. Il a engagé un effort de rééquilibrage de son fonds – qui compte 80 % d’art canadien – en acquérant chaque année une œuvre internationale importante. Bill Viola, Louise Bourgeois, Andres Serrano figurent parmi les achats récents…

L’héritage Disney ?
Dans ce musée, comme à Ottawa, les salles sont ponctuées d’espaces de documentation. “Nous avons voulu faire un vrai musée, c’est-à-dire un lieu de savoir”, souligne Marcel Brisebois, son directeur. Au Musée d’art et d’archéologie de Montréal, bâti sur le site de fondation supposé de la ville, des guides sont disséminés tout au long du parcours pour aider le visiteur à comprendre l’enchevêtrement des strates archéologiques. Cette dimension éducative, prégnante dans les institutions déjà citées, est omniprésente dans les musées de société, à tel point que Michel Côté, directeur des expositions du Musée de la civilisation à Québec, juge “la diffusion de la connaissance plus importante que la collection”. “Les lieux culturels traditionnels sont fréquentés par 30 à 40 % de la population. Notre objectif est d’attirer des publics plus potentiels”, explique-t-il en se félicitant des résultats obtenus : “30 % des visiteurs n’avaient jamais mis les pieds dans un musée”. Dans les expositions temporaires, tous les ressorts de la muséologie moderne sont mobilisés pour favoriser l’interaction avec le public : vidéo, multimédia... Le Musée canadien des civilisations à Hull, tout près d’Ottawa, va encore plus loin dans cette direction. Un parcours retraçant l’histoire de la présence européenne au Canada promène le visiteur à travers des reconstitutions de navires, de maisons et de rues d’autrefois, avec, à l’occasion, des comédiens et force sonorisation. Si le sérieux de l’entreprise scientifique n’est pas en cause, le sentiment de déambuler dans un parc d’attractions est tenace. “C’est peut-être l’héritage Disney”, note malicieusement Francine Lelièvre, présidente de l’Association des musées de Montréal. Les enfants, d’ailleurs, ne s’y trompent pas.

Le 1er avril, naissait un nouvel État de la Confédération, le Nunavut, grâce auquel les Inuits accédaient enfin à l’autonomie politique. Un mois plus tard, à Québec, était inauguré le Musée d’art inuit, le premier au sud de l’Arctique qui soit entièrement consacré à cet art. Les autres institutions du pays, comme le Musée de Montréal et celui d’Ottawa, avaient déjà commencé d’acquérir des sculptures – Montréal en compte aujourd’hui environ 250 –, mais aussi des dessins. Celui de Québec a été créé par Raymond Brousseau, l’un des principaux marchands dans cette spécialité, qui se souvient avoir été « harponné » par cet art parfois étrange, parfois ludique, dans lequel ours et pêcheurs côtoient des créatures fantastiques nées de mythes ancestraux. Dans le parcours qu’il a imaginé avec la complicité de son épouse, muséographe reconnue, sont successivement évoqués l’histoire et le mode de vie de ce peuple, puis sont mises en évidence les spécificités régionales, qui s’expriment notamment dans les matériaux utilisés. Sans négliger la personnalité des artistes contemporains.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°85 du 11 juin 1999, avec le titre suivant : Des musées attentifs à la défense de l’identité canadienne

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