Le thème du paysage offre au Musée d’art moderne André-Malraux, au Havre, un judicieux fil conducteur pour suivre les évolutions du travail de Nicolas de Staël dans une exposition au succès assuré.
Le récit biographique de Nicolas de Staël (1914-1955), couronné par son suicide, offre tous les ingrédients nécessaires au mythe qu’auréolent les martyrs de l’art, à cette image d’Épinal dans la plus pure tradition romantique qui ferait pâlir d’envie plus d’un prétendant au titre d’artiste maudit. Pourtant, non seulement ses toiles se trouvent dans tous les grands musées du monde, mais encore elles sont fréquemment reproduites et appréciées par le grand public.
Comment expliquer cette alliance, plutôt rare, entre le « succès d’estime » rencontré auprès des historiens de l’art et un succès « populaire » ? Tout laisse à croire que ses œuvres possèdent l’élégance subtile de suggérer sans nommer, d’indiquer sans décrire, de se prêter aux hypothèses, aux questions, bref de faire travailler notre imaginaire. Leur charme, leur séduction même, émanent de l’équilibre fragile et ténu, en dehors de toute opposition volontaire, entre abstraction et figuration, entre traces du réel et leur transformation par la peinture.
La prime à la matière
En choisissant le paysage, le Musée du Havre fait appel à un thème qui traverse tout l’œuvre de Staël, permettant à l’artiste d’expérimenter en toute liberté d’innombrables variations de couleurs et de matières. Chez lui, le paysage est perçu comme une somme où le détail, qui ne doit pas menacer la cohésion de l’œuvre, est subordonné à l’ensemble. La nature agrégative de ce sujet s’exprime par son traitement chromatique, où les formes qui s’estompent et fusionnent facilitent l’émergence de la couleur. Cette même idée se retrouve chez Bachelard, selon lequel le paysage, « c’est une matière qui foisonne ».
Les changements dans le traitement pictural, visibles dans le parcours chronologique de l’exposition, suivent les nombreux déplacements de l’artiste. En quête permanente de lumière impalpable, tantôt froide et pure dans le Nord, tantôt vibrante de chaleur dans le Midi, de Staël modifie sans cesse sa « cuisine picturale ».
Ainsi, il charge peu à peu sa palette et, employant le couteau à peindre ou la spatule, il commence à « maçonner » ses toiles, qui prennent alors un caractère « bâti ». Les formes solides, cubes ou blocs, fermement articulés, s’élargissent. L’espace est rétréci, resserré, sacrifié aux exigences de la surface. La pâte, solide et épaisse, rappelle le mortier du maçon. Les couleurs, terre, gris et noir, se fondent en harmonies sourdes, témoignent de leur admiration pour Braque (Les Toits, 1952).
Graduellement, ce chromatisme sombre s’éclaircit, laisse pénétrer la lumière qui s’accroche aux reliefs et produit un jeu d’éclats et de contrastes. Aux structures frontales succèdent des espaces en fuite aux couleurs parfois stridentes, parfois tendres et nuancées. En substituant des lavis et des frottis aux coups de brosse et de truelle, sa peinture se voit allégée, dématérialisée. Dans un style épuré et simplifié, l’artiste représente, par un trait diagonal qui croise la ligne d’horizon virtuel, une plage lumineuse ou un ciel transparent (Paysage au ciel rose, 1954). Les paysages de Honfleur, de format vertical, ne sont en réalité que des variations sur le ciel qui s’étire sur toute la surface de la toile. Il suffit de monter au premier étage du musée pour constater le voisinage avec les études de nuages de Boudin, si proches et si différentes à la fois.
« Forme sans forme »
De fait, marines ou vues du ciel, évocations de l’air ou de l’eau, ces matières labiles, informes, d’une souplesse qui caractérise le paysage, en font un sujet particulièrement propice à la décomposition et à la recomposition. La configuration de cette « forme sans forme » prend tout son sens dans la phrase de l’écrivain Roger Caillois, qui remarque : « un paysage disloqué n’est pas un anti-paysage ou un paysage impossible, c’est […] un autre paysage. C’est que le paysage n’a pas de structure propre permanente et reconnaissable. Il est par lui-même déjà changeant ».
La puissance des paysages de De Staël résulte de la tension entre les irrégularités de la nature et un sens du contrôle systématique que dégagent ses toiles. « Un tableau, c’est organiquement désorganisé et inorganiquement organisé » : ainsi se voit parfaitement résumée par l’artiste cette articulation interne. Par la réduction et la concentration, il met au point un vocabulaire apte à transformer l’objet de la représentation en objet de la peinture.
Ce n’est pas un simple hasard si les composants architectoniques prennent de l’importance dans ces œuvres. Le spectateur, invité à se projeter, à s’immerger dans ces espaces, se trouve souvent face à un élément architectural (Calais, 1954), à un chemin qui échappe à la perspective et mène nulle part (Route d’Uzès, 1954) ou, tout simplement, devant une masse de couleurs qui fait tache et bloque le regard (Paysage, Sicile, 1953). Autrement dit, avec de Staël on n’est jamais dans la carte postale. Paysages contrariés ?
Commissariat : Annette Haudiquet, conservatrice en chef ; Virginie Delcourt, attachée de conservation
Nombre d’œuvres : env. 130
Jusqu’au 9 novembre, Musée d’art moderne André-Malraux, 2, bd Clemenceau, 76600 Le Havre, tél 02 35 19 62 77, www.muma-lehavre.fr, tlj sauf mardi 11h-18h, samedi et dimanche 11-19h. À voir également, « Staël, la figure à nu », Musée Picasso d’Antibes, jusqu’au 7 septembre.
Titre original de l'article paru dans le Jda n°417 : "Paysage sans horizon"
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De Staël, paysages sans horizon
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Abonnez-vous dès 1 €Nicolas de Staël, Calais, 1954, huile sur toile, 46 x 61 cm, collection particulière. © Photo : Jean-Louis Losi.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : De Staël, paysages sans horizon