Russie - Musée

Une enquête égratigne le directeur de l’Ermitage

SAINT-PÉTERSBOURG / RUSSIE

Les proches de l’influent Mikhaïl Piotrovski se seraient enrichis en accaparant tous les contrats publics du musée russe.

Mikhaïl Piotrovski, directeur du musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. © Dimitry Rozhkov, 2018, CC BY-SA 4.0
Mikhaïl Piotrovski, directeur du musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg.
Photo Dimitry Rozhkov, 2018

Saint-Pétersbourg. Trafic d’influence, conflits d’intérêts, népotisme… Une enquête extrêmement bien documentée porte un coup sérieux à Mikhaïl Piotrovski, directeur de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg depuis 1992. L’homme dispose en Occident d’une solide réputation à la fois scientifique (en tant qu’orientaliste), mais surtout morale, ayant restauré l’autorité d’un musée d’importance mondiale malgré le sous-investissement de l’État russe dans la culture pendant des décennies.

Le site d’investigation Proekt.media a publié en ligne, le 19 mai, une enquête révélant la façon dont les amis et la famille de Mikhaïl Piotrovski se sont enrichis grâce à des contrats publics passés avec le Musée de l’Ermitage, le plus gros bénéficiaire de faveurs de l’État parmi les musées russes. L’enquête rappelle que, dans la Russie actuelle, les relations interpersonnelles et la loyauté absolue envers le pouvoir sont les critères primordiaux pour conserver une position dominante dans la hiérarchie.

Tout part naturellement de l’habileté à se rapprocher des bonnes personnes, en l’occurrence, de l’homme qui tient le pays d’une main de fer depuis l’an 2000. Mikhaïl Piotrovski dirige l’Ermitage depuis 1992 (son père a dirigé le musée de 1964 à 1990). À sa nomination, son épouse Irina, également orientaliste de formation, travaille au comité des relations extérieures de la mairie de Saint-Pétersbourg. Son patron n’est autre que Vladimir Poutine, alors vice-maire de Saint-Pétersbourg. Autre coïncidence, l’une des filles du couple Piotrovski trouve un très confortable emploi de trader au sein de la succursale russe de la Dresdner Bank, une grande banque d’affaires allemande. Or il se trouve que cette succursale est dirigée par Matthias Warnig, un vieil ami de Vladimir Poutine, du temps où il travaillait comme espion du KGB à Dresde. Quant au fils de Piotrovski, Boris, il occupe depuis 2021 le poste de vice-gouverneur de Saint-Pétersbourg. Et beaucoup s’attendent à le voir remplacer son père à la tête de l’Ermitage.

Des contrats d’au moins 26 millions d’euros

Au-delà de la famille, l’enquête révèle qu’un nombre très limité d’entreprises privées accaparent les grands contrats du musée. Lors de son entrée en fonction, Piotrovski est confronté – comme les autres directeurs de musées – à un effondrement des subventions d’État. Il s’efforce de collecter des fonds par le biais d’expositions commerciales. Il fait appel à la société Khepri, spécialisée dans la logistique des œuvres d’art. Or Piotrovsky figure parmi les créateurs de cette société avec un certain Leonid Gakselberg, lui-même employé de l’Ermitage. Sept ans plus tard, Gakselberg devient l’unique bénéficiaire de Khepri. Aujourd’hui, cette entreprise est le principal fournisseur de services de l’Ermitage et un acteur majeur du secteur logistique sur le marché de l’art russe. Entre 2012 à 2018, Khepri a empoché pour 205 millions de roubles de contrats [2,2 M€], la plupart du temps sans appel d’offres public.

Au total, sept hommes d’affaires sont présentés dans l’enquête comme se partageant les contrats du plus riche des musées russes. « Si l’on résume tous les contrats d’État de l’Ermitage découverts par Proekt et reçus par des sociétés d’amis de la famille Piotrovski, il s’avère que ces sociétés ont gagné au moins 2,4 milliards de roubles [26 M€]. Et cela sans tenir compte des dernières années, lorsque l’Ermitage a obtenu le droit de ne pas divulguer ses fournisseurs », écrit Proekt.

Conflits d’intérêts

L’opacité du fonctionnement de l’Ermitage émerge parfois dans les médias, mais uniquement au détour d’un scandale éclaboussant le ministère de la Culture. Ainsi, en 2020, la police a découvert que le département des Antiquités de l’Ermitage avait prétendument conclu des contrats pour l’organisation d’expositions avec des entreprises douteuses. Le propriétaire de l’une des entreprises s’est avéré être le mari de la directrice du département des Antiquités. L’Ermitage ne s’est pas considéré comme partie lésée et n’a donc pas engagé de poursuites.

Le site Proekt.media, qui a travaillé pendant des mois sur cette enquête, ne fait pas partie des acteurs douteux du paysage médiatique russe, recevant de l’argent des uns pour médire des autres. Proekt s’est assuré une solide réputation de témérité, d’intransigeance et de professionnalisme en réalisant une série d’enquêtes retentissantes sur la tentative de meurtre contre l’opposant Alexeï Navalny, sur la famille du président Vladimir Poutine et sur l’enrichissement du Patriarche orthodoxe russe.

L’enquête paraît un peu avant le 30e anniversaire de la direction de Piotrovsky. Portera-t-elle un coup fatal à l’indéboulonnable directeur de l’Ermitage ? Certainement pas. Aucun média proche du pouvoir n’a évoqué cette enquête. Même chose du côté des publications spécialisées dans la culture. Rien, pas même pour condamner la « diffamation » d’une personnalité jusque-là en tout point respectable. Comme si la figure dominante de Piotrovsky imposait le silence. Ou la peur.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : Une enquête égratigne le directeur de l’Ermitage

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