L’archéologue français spécialiste des sociétés anciennes d’Amazonie a vu ses recherches couronnées par une publication dans la prestigieuse revue « Science ». L’occasion de revenir sur ses méthodes de travail innovantes, entre haute technologie et participation des autochtones.
Lorsqu’il entame ses recherches sur l’Amazonie ancienne à la fin des années 1980, Stéphen Rostain est découragé par ses professeurs : « tu n’y trouveras rien, personne ne s’y intéresse ». Quarante ans plus tard, son travail pionnier fait l’objet de documentaires, d’articles, et, au mois de janvier 2024, il est en couverture de Science, l’hebdomadaire de référence pour la communauté scientifique mondiale. Directeur de recherche au CNRS, l’archéologue savoure cette publication comme une reconnaissance de son sujet de recherche comme de sa méthode, interdisciplinaire et inclusive.
C’est presque une consécration… Quand j’ai commencé mon doctorat, il y a quarante ans, à l’université Paris-I, on n’étudiait que les Mayas. Il n’y avait pas de cours sur l’archéologie amazonienne, il n’y avait pas Internet, et seulement quelques amateurs qui grattouillaient la terre. Il a fallu que j’invente mon métier. En Guyane française, j’ai très vite eu envie de prendre de la hauteur et de voir le paysage : à l’époque, c’étaient les tout débuts de l’archéologie aérienne en France, et là aussi beaucoup me dissuadaient, me disant que je ne verrais rien. Je suis parti en ULM et j’ai découvert des milliers de buttes, un vrai régal à voir ! Sur le site, j’ai travaillé sur ces buttes que j’ai interprétées comme des structures agricoles précolombiennes. Mais personne ne voulait croire que les autochtones étaient capables de créer de telles constructions. On me rétorquait que c’était naturel, lorsque je démontrais l’inverse on me disait que c’était l’œuvre des bagnards ou des esclaves. Et lorsque je rappelais qu’aucune source écrite ne permettait de dire que bagnards ou esclaves avaient été sur ce site, on me disait… que c’était naturel. Une sorte de cercle vicieux révoltant, qui ne reposait sur aucun argument autre qu’une espèce de racisme décrétant que les autochtones ne pouvaient pas faire ça !
Il y avait, depuis les années 1970, quelques anthropologues comme Philippe Descola remettant en cause ce mythe de l’Amazonie vierge et intouchée. À partir des années 2000, le dynamisme impulsé par [le président] Lula au Brésil a donné un coup de collier, et a participé à l’émergence d’une archéologie plus structurée. Auparavant, on opérait une distinction entre les sociétés précolombiennes classiques – Andes, Amérique centrale – et les peuples amazoniens. Lorsqu’on voit un paysan maya ou quechua aujourd’hui, on sait bien qu’il s’est passé quelque chose entre le temps des grands empires et lui : une conquête européenne et une destruction par les épidémies venues avec. Mais pour les Amérindiens du bassin amazonien, on considérait que rien n’avait changé. Cela arrangeait bien les archéologues et cela a pollué l’archéologie amazonienne jusqu’aux années 1980. Aujourd’hui, on ne considère plus l’Amazonie comme débitrice des aires culturelles andines et mexicaines : on sait maintenant que beaucoup d’innovations viennent d’ici, comme la première céramique du continent datée de plus de 7 000 ans avant notre ère, et que c’est un foyer exceptionnel de domestication de plantes, avec plus de 140 espèces contre seulement une trentaine dans les Andes. Le problème vient du déterminisme environnemental dont la recherche sur les milieux tropicaux est partie, une thèse qui estime que les sociétés s’épanouissent dans des milieux favorisés, et que les environnements hostiles produisent des peuples « sauvages ». On commence tout juste à se détacher de cette vision et à effleurer la connaissance de ces milieux.
Je me suis lancé dans une archéologie du paysage par les airs, justement parce que je ne croyais pas du tout que la culture matérielle de l’archéologie classique m’ouvrirait les portes d’un monde passé. Sur la fin de ma thèse de doctorat, j’ai des doutes sur la validité de mes informations. Je vais alors visiter des amis autochtones, et quand j’arrive dans leur village, il est vide. Je les retrouve quelques kilomètres plus loin, où ils avaient déménagé : c’était un cadeau du ciel pour un archéologue, j’ai pu fouiller leur premier village comme un site archéologique ! À la fin de ma fouille, je communique mes découvertes au chef du village : j’avais faux sur la grande majorité de mes interprétations ! Cette expérience m’a convaincu que notre conception classique de l’archéologie ne fonctionnait pas ici. C’est aussi le côté passionnant de notre science, chaque site est un nouveau défi et appelle de nouvelles méthodes.
La grande surprise, c’est la densité de vestiges sur ce site, et le Lidar [télédétection laser, qui permet de cartographier un terrain et ses dénivelés] a été la dernière clé pour en comprendre la portée. C’est un site sur lequel j’ai travaillé dès les années 1990 : des fouilles de décapage, sur de grandes superficies, où pendant sept ans j’ai appris beaucoup de choses sur les modes de construction, la chronologie et l’habitat. À la fin de cette fouille, j’estimais qu’il y avait plusieurs centaines de monticules. Le Lidar est venu beaucoup plus tard. Quand je l’ai reçu en 2021 du gouvernement équatorien, il a bouleversé ma perception de la vallée : il y a des milliers de monticules au lieu de centaines ! En 1996, il n’y avait toujours pas de carte de la région, et là une carte s’est créée sous mes yeux : on est passé d’une carte totalement blanche à une carte d’une grande précision. On y a découvert de grandes routes, creusées, filant vers d’autres sites, et qui permettent de dire que l’ensemble des vestiges est contemporain. Ces routes sont parfaitement droites, alors que n’importe quel chemin forestier est sinueux : je suppose qu’il s’agit d’imprimer symboliquement dans la terre les relations interethniques. Ce sont des choses que l’on retrouve aujourd’hui dans le Haut-Xingu au Brésil, où des routes droites partent en rayons à partir de villages circulaires. Dans la vallée de l’Upano, c’est un système complètement urbain que l’on observe : des villes en damier avec des rues partout, des monticules centraux, jusqu’à 100 m de long, pour abriter des édifices publics, d’autres consacrés à l’agriculture. Cette organisation m’a poussé à parler de « cités-jardins », contre l’idée parfois utilisée de « basse densité urbaine » qui ne me plaît pas du tout : c’est une façon de rejeter dans l’archaïsme des sites comme Angkor, Tikal [Guatemala], Upano… Il faut là aussi se laver de ses a-priori, et accepter qu’il y ait d’autres formes d’urbanité que celle développée par la ville « dense » occidentale.
Plus je travaille avec les autochtones, plus je me rends compte que leur perception est aussi intéressante que la nôtre ; et pour cause, ça fait 13 000 ans qu’ils sont dans les Amériques ! Il faut les écouter, accepter leur discours, et essayer de le marier au nôtre. La logique désormais, c’est de les intégrer directement aux recherches : il y a un dynamisme, on voit des autochtones suivre des cursus universitaires, soutenir des thèses qui enrichissent notre système scientifique. Ce sont eux les acteurs de cette histoire, nous n’en sommes que les destructeurs, ce qui n’est pas le rôle le plus glorieux. Je porte attention aussi à leur tradition orale, qui a été sous-estimée pendant bien longtemps… Nous savons toujours mieux qu’eux, nous ne les écoutons pas et nous continuons à ne pas les écouter. J’estime aussi que l’archéologue a un rôle à jouer dans la transmission. Sur place, les gens sont agacés de voir des scientifiques-missionnaires qui viennent, promettent monts et merveilles puis disparaissent. Il faut rendre quelque chose, et j’essaye de le faire systématiquement, avec des conférences, des publications. Quand je suis retourné en Équateur, la première chose que j’ai faite c’est un livre sur la rivière Upano très illustré pour le public local par exemple. Ça fait partie du job, je n’ai aucun souci à le faire et je trouve même gratifiant de laisser une trace de mon travail sur place.
On en parle beaucoup, depuis 1986, mais on en est encore très loin. J’ai fait il y a quelques années une exposition à côté de Nantes, sur le thème des poisons, qui m’a permis de faire le bilan des expositions sur l’Amazonie : il n’y en a quasiment pas eu, et l’on retrouve systématiquement le cliché de « l’Indien à plumes ». Une vision bien limitative de la grande diversité culturelle en Amazonie, où l’on parle 350 langues différentes, contre une petite trentaine en Europe.
En Guyane française, nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur l’archéologie amazonienne. La France a un problème avec ses « colonies », que l’on appelle DOM-TOM. On en parle uniquement lorsqu’il y a des problèmes ; quand il y a un sommet des pays d’Amazonie, la France brille par son absence. Et combien de fois ai-je entendu que la Guyane est une île ! En tant que chercheur, j’assiste là-bas en direct aux dommages causés par l’exploitation aurifère, la déforestation. C’est le rôle du scientifique de s’impliquer sur ces sujets. On peut compter ses tessons de céramique dans une tour d’ivoire, ou bien l’on peut se confronter à la réalité. Si je veux faire l’histoire non écrite des autochtones, je ne peux pas me dégager de leur sort.
Oui, tout est parti d’une carte des sites du patrimoine mondial de l’Unesco : il y en a partout sauf en Amazonie, une tache blanche. Ça m’a poussé à écrire en 2017 un livre en espagnol, Les Sept Merveilles de l’Amazonie précolombienne [CNRS-Paris-I], destiné au grand public mais aussi aux dirigeants des pays amazoniens, pour qu’ils ne puissent plus dire « on ne sait pas que ça existe ». C’est à peu près à ce moment que le site de Chiribiquete (Colombie) a été reconnu par l’Unesco, avec ses dizaines de parois ornées d’art rupestre. Un site pour sept millions de kilomètres carrés, ça ne suffit toujours pas ; avec l’article de Science, ça va peut-être changer !
C’est une injustice qui me titillait, car je fréquente beaucoup de femmes archéologues ; la raison est simple, il y a deux fois plus de femmes archéologues en Amazonie. Des étudiantes au Brésil ont d’ailleurs publié cette statistique : s’il y a deux fois plus de femmes que d’hommes, les hommes sont deux fois plus cités ! Je trouvais ça hallucinant, et j’ai fait un livre pour montrer qu’une grande partie de l’archéologie amazonienne avait été faite par des femmes : Betty Megers, Anna Roosevelt, Mariana Petry Cabral, etc. Malheureusement l’ouvrage est passé inaperçu à cause du confinement.
Après quarante ans de recherche, il est l’heure de passer la main, de former des doctorants et de divulguer le résultat de mon travail. En 2015, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de livre complet sur l’histoire de l’Amazonie. J’en ai trouvé deux, qui ne portaient que sur les cinq cents dernières années : avant ça, rien. Je me suis dit que c’était un peu à moi de le faire, et maintenant j’en publie un par an pour divulguer. Il y a beaucoup de boulot, j’étais moi-même pétri d’idées préconçues avant de mettre un pied en Amazonie.
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Stéphen Rostain : « Beaucoup d’innovations viennent d’Amazonie »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Stéphen Rostain « Beaucoup d’innovations viennent d’Amazonie »