Sans surprise, le Pérou et le Mexique ont dénoncé la dispersion de la collection précolombienne Barbier-Mueller en mars dernier. Pour les deux pays, le combat pour la restitution et la préservation du patrimoine est devenu un enjeu politique, sinon de cohésion nationale.
Le ministère de la Culture demandera au ministère des Affaires étrangères de faire la réclamation de nos biens par la voie diplomatique en accord avec les traités internationaux et la loi nationale. » Ainsi a réagi le Pérou, suivi par le Mexique, à l’annonce de la vente aux enchères de la collection Barbier-Mueller fin mars, chez Sotheby’s à Paris. Objet de la réclamation : 67 pièces péruviennes et 130 autres mexicaines sur les 331 lots mis en vente.
Dans un communiqué officiel, les autorités péruviennes ont fait part de leurs doutes quant « aux circonstances de sortie du territoire de ces pièces et à leur intégration dans une collection » initiée dans les années 1920 par le Suisse Josef Mueller. Elles s’appuient pour cela sur la loi autochtone du 2 avril 1822, même si, en la matière, seule compte la Convention internationale de l’Unesco adoptée en 1970 et non rétroactive.
La Turquie et le Pérou, leaders en matière de restitutions
Le Pérou s’est engagé depuis quelques années, à la suite de ses voisins sud-américains, dans une politique de récupération de son patrimoine dispersé. Avant lui et de manière plus offensive, le Mexique s’est distingué en s’opposant systématiquement aux ventes, rendant le marché frileux et la circulation de ses biens culturels moins importante. En 2008, il fait saisir 76 pièces, soit la moitié des lots, quelques heures à peine avant la vente Binoche et Pierre Bergé & Associés à l’hôtel Drouot. Deux ans auparavant, il demandait la restitution de trois objets de la collection belge Dora Janssen au moment même où elle fut proposée en dation au gouvernement flamand. Elle ne suscita pourtant aucune réaction lors de son exposition à Genève. Il en est de même pour la collection Barbier-Mueller, menacée à la veille de sa vente, qui a pourtant été visible pendant des années à Barcelone et proposée à l’Espagne avant que la crise ne vienne rompre les négociations.
Le phénomène n’est pas nouveau, mais s’amplifie et réunit les pays lésés. En 2010, quatre États d’Amérique du Sud (le Mexique, la Bolivie, le Guatemala et le Honduras) ont pris part, aux côtés de l’Italie, de l’Irak, du Nigeria ou encore de l’Inde, à la conférence « pour la protection et la restitution du patrimoine culturel » organisée par l’Égyptien Zahi Hawass. Figure de proue de ce combat, l’ancien directeur du Conseil suprême des antiquités égyptiennes, évincé en 2011 lors de la chute du président Moubarak, a lutté avec acharnement pendant près de dix ans pour faire revenir dans son pays les trésors de son passé prestigieux. Des trésors souvent emblématiques, devenus les icônes des musées européens (le buste de Néfertiti à Berlin ou la pierre de Rosette à Londres), et à forte résonance médiatique, à la hauteur de la manne touristique qu’ils représentent pour leur pays d’origine. Star de l’exposition « Penacho : splendeur et passion » au Musée ethnographique de Vienne, la magnifique coiffe de plumes dite de « Moctezuma », le dernier empereur aztèque, est ainsi l’objet de réclamations par le Mexique depuis 1974.
Souvent présentées comme le combat de David contre Goliath, certaines restitutions aboutissent néanmoins. La Turquie s’est particulièrement illustrée ces dernières années. En 2012, deux musées américains lui restituaient une mosaïque antique volée en 1998 à Sanliurfa et le trésor de Troie, un ensemble de bijoux en or dérobés au XIXe siècle sur le site de la cité homérique. En cinq ans, le pays déclare avoir retrouvé ainsi 3 700 objets.
La politique volontariste du Pérou est également couronnée de succès qui s’enorgueillit de son côté de 2 700 pièces récupérées et se présente comme « le leader mondial du rapatriement, de la récupération et de la résolution de cas ». La restitution la plus symbolique, en passe de s’achever en 2013, est certainement celle des objets issus des fouilles du site mondialement connu du Machu Picchu et conservés par l’université de Yale depuis 1916. Éloquence des dates oblige, le processus a été engagé en 2011, soit cent ans après la « découverte » du site par l’archéologue américain Hiram Bingham.
Au Pérou, l’archéologie est un motif d’appartenance sociale
Préserver de tels sites, rapatrier un patrimoine archéologique et constituer une collection qui exalte la fierté nationale participe de la récupération identitaire et de la cohésion sociale de pays à forte diversité ethnique et religieuse et dont le cours de l’histoire a été bouleversé par le colonialisme. Cette problématique est au cœur de l’exposition « Pérou : royaumes du Soleil et de la Lune », présentée jusqu’au 16 juin au Musée des beaux-arts de Montréal, et dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : « Identités et conquêtes aux époques ancienne, coloniale et moderne ». « L’archéologie joue un rôle fondamental dans l’identité de nombreux pays, au premier rang desquels le Pérou », reconnaît l’archéologue Victor Pimentel, conservateur en art précolombien et co-commissaire de la manifestation montréalaise. Née avec Julio César Tello, père de l’archéologie péruvienne qui a mis au jour le site Chavín de Huántar en 1919, c’est elle qui alimente en grande partie la « pérouanité ».
Ce sentiment nationaliste est apparu très tôt, dès l’indépendance du pays en 1821. À la surprise du visiteur, l’œuvre qui ouvre l’exposition « Pérou » est d’ailleurs une peinture de 1855 tout ce qu’il y a de plus académique d’un certain Francisco Laso (1823-1869) et qui représente un Habitant des cordillères du Pérou vêtu de son vêtement traditionnel, portant devant lui un vase en terre précolombien, comme pour le montrer aux visiteurs de l’Exposition universelle de 1855 pour laquelle la toile a été peinte. « Dès que l’indépendance est proclamée, le Pérou se tourne vers l’Europe coloniale. C’est un paradoxe », reconnaît Victor Pimentel. Peintre péruvien formé à Mexico, Francisco Laso a en effet terminé sa formation en France, dans les ateliers des salonniers Paul Delaroche et Charles Gleyre. Comme son compatriote et contemporain Ignacio Merino (1817-1876), il avait compris l’importance que revêtait le passé dans la construction de l’identité de la jeune République péruvienne.
Ils ne seront pas les seuls. À travers ses photographies, Martín Chambi (1891-1973) s’est attaché lui aussi à véhiculer l’image de ce Pérou historique, ses indigènes – qui constituent pourtant une minorité de la population – et ses sites prestigieux, comme le Machu Picchu, dont il a tiré un grand nombre de cartes postales. Au moment où Diego Rivera peint ses grandes fresques nationalistes au Mexique, le peintre José Sabogal (1888-1956) fonde, quant à lui, un mouvement indigéniste en peinture dont l’acte de naissance est l’exposition « Impressions de Cuzco » à Lima en 1919. Ce mouvement reprend la figure andine, mais aussi le vocabulaire de formes géométriques mis en place plusieurs siècles auparavant par les civilisations précolombiennes, dont la plus raffinée et la plus élaborée, comme l’atteste la réunion de 3 000 ans d’histoire à Montréal, n’est pas la civilisation inca (XVe siècle) mais Chavín (900-200 av. J.-C.). À la sortie de l’exposition, les bonnets péruviens vendus dans la boutique du musée témoignent par ailleurs de la persistance des symboles et des mythes en 2013.
Bien sûr, il faut voir dans ces manifestations une certaine manipulation politique, comme lorsque la dépouille du Seigneur de Sipán, de retour d’Allemagne où elle avait été restaurée, est accueillie en 1993 à sa descente d’avion avec les honneurs dûs à un chef d’État par le président du Pérou Alberto Fujimori. Ou comme lorsque, en 2001, le président Alejandro Toledo, « premier président indigène du Pérou », prête symboliquement serment sur le Machu Picchu. Car les enjeux sont de taille : les pièces visibles à Montréal « constituent un patrimoine qui doit être conservé, car elles nous caractérisent comme société tout en contribuant à la construction de notre devenir, écrit le ministre péruvien de la Culture en préface du catalogue de l’exposition. Le soin que nous prenons de ces œuvres – et […] de notre patrimoine – nous assure que ces symboles de notre imaginaire collectif ne tomberont pas dans l’oubli et qu’ils seront des motifs d’appartenance et de cohésion sociale. »
Le patrimoine immatériel, un défi pour la Nouvelle-Calédonie
Mais sur quel patrimoine faire reposer cette identité collective quand les notions d’œuvre, de collection et de musée n’ont aucun sens, comme c’est le cas pour la culture essentiellement immatérielle des Kanaks en Nouvelle-Calédonie ? Quel statut donner alors à des objets qui étaient destinés à disparaître, mais qui ont été préservés dans les collections européennes lors de la période coloniale ? « Quand s’est posée la question de la place de ce patrimoine matériel, certains ont suggéré de le rapatrier et de le brûler, car il n’avait jamais eu vocation à être conservé », raconte Emmanuel Kasarhérou, l’ancien directeur du centre culturel
Tjibaou de Nouméa. « Ces objets sont toutefois les témoins inattendus d’une histoire avec laquelle il faut maintenant composer, celle de notre passé colonial, celle du regard de l’autre. »
Ce patrimoine est en cours d’inventaire depuis les années 1980 et prêté par cycles de trois ans au centre culturel selon des accords avec certains musées européens. Mais il ne fait pas l’objet pour le moment de demande de restitution sur le territoire. « Il reste un objet-ambassadeur qui témoigne de l’existence [de notre culture] ailleurs », conclut-il. L’ancien directeur prépare l’exposition « Kanak, l’art est une parole » qui sera présentée au Musée du quai Branly en octobre prochain. Celle-ci articulera patrimoine matériel et immatériel dans un double parcours parallèle, signe d’une identité collective encore à réaliser… ou à inventer, à la veille d’une possible indépendance de l’île en 2014.
Victor Pimentel Archéologue, co-commissaire de l’exposition « Pérou »
Quelle importance revêt cette exposition pour le Pérou ? Le Pérou a pris conscience de l’importance de l’exposition dans la transmission d’un message. Ce n’est pas une simple exposition de civilisation, elle porte un regard sur la question actuelle de l’identité péruvienne, qui entre en coïncidence avec celle développée par le gouvernement, et sur la question de la préservation du patrimoine. Pour certains responsables péruviens, cette exposition devrait être visible à Lima ! On songe déjà à la faire voyager après Seattle en automne.
L’exposition est-elle organisée par le Pérou où s’agit-il d’une coïncidence entre votre intérêt pour le Pérou et la quête d’identité du pays ? L’exposition est celle du Musée des beaux-arts de Montréal qui travaille à l’international, et non l’effort d’un gouvernement. Nous avons été frappés par le regard que porte le Pérou sur son passé, comme une sorte de constante commémoration, et sur lequel repose sa construction en tant que nation. Mais il y a en effet une coïncidence avec des questions politiques, et certaines réflexions entrent en concomitance comme celle sur le pillage abordée à la fin du parcours. Mais nous ouvrons aussi le débat, notamment dans le catalogue, en donnant la parole à des chercheurs et des penseurs qui n’ont pas la même idée de l’identité.
Informations pratiques. « Pérou : royaumes du Soleil et de la Lune », jusqu’au 16 juin. Musée des beaux-arts de Montréal (Canada). Ouvert les mardi et vendredi de 11 h à 17 h, les mercredi et jeudi de 11 h à 21 h et les samedi et dimanche de 10 h à 17 h. Tarifs : 15, 5 et 9 euros. www.mbam.qc.ca
Le Pérou à Saint-Germain-en-Laye. Au Musée d’archéologie nationale – le Man –, près de Paris, la salle d’archéologie comparée recèle des pièces précolombiennes mises en regard d’objets d’archéologie française.
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Archéologie - Pérou, Mexique… terres identitaires
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°657 du 1 mai 2013, avec le titre suivant : Archéologie - Pérou, Mexique… terres identitaires