PARIS
Les journées européennes du patrimoine de 2019 seront marquées par le premier tirage spécial organisé par la Française des jeux en faveur de la Fondation du patrimoine. Une innovation importante, qui ne doit pas cacher les difficultés de la politique du patrimoine actuellement en France.
Ethnographie. En ce début de XXIe siècle, les musées français de société, d’ethnographie, d’anthropologie, de civilisation – peu importe le nom donné – ont subi une profonde recomposition qui s’est terminée en 2015 avec la réouverture du Musée de l’Homme. Après celles des années 1880, puis des années 1930, cette dernière valse des musées de la charnière du millénaire a complètement modifié le paysage muséal : création du Musée du quai Branly en 2006 ; installation en 2007 du Musée national de l’histoire de l’immigration, porte Dorée ; ouverture à Marseille du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) en 2013 ; inauguration du Musée des Confluences à Lyon en 2014 ; et pour finir, donc, réouverture d’un « nouveau » Musée de l’Homme en octobre 2015.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur le déroulé bien connu de cette recomposition, mais d’observer, au-delà même de nos frontières, dans quel contexte global celle-ci s’inscrit. Comment, parmi tous ces nouveaux musées, le « rescapé » Musée de l’Homme s’est-il positionné, transformé, rénové, réinventé ? Et quel message entend-il porter du haut de la colline du Trocadéro, au moment même où il célèbre ses 80 ans ?
Le mouvement a gagné toute l’Europe ces vingt dernières années : les musées consacrés aux cultures « non occidentales », aux sociétés dites « exotiques » connaissent une transformation irréversible. Signe premier : le qualificatif même d’« ethnographie » qui les caractérisait, voire les nommait jusqu’ici, est en voie de disparition, déprécié, jugé politiquement incorrect dans un monde post-colonial. « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? », titrait d’ailleurs de manière provocante Jean Jamin [ethnologue et anthropologue français] dès 1998. C’est l’année même où naissait l’établissement public du Musée du quai Branly, héritant des collections du laboratoire d’ethnologie du Musée de l’Homme et de celles du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie. On se souvient du débat autour de son nom : « musée des “arts premiers” », « musée des arts et civilisations », pour aboutir au choix du nom du lieu auquel a été rajouté récemment celui de Jacques Chirac.
Les hésitations sur leur dénomination sont révélatrices d’une crise plus globale dans l’identité et les contenus de ces anciens lieux d’exposition de l’ethnographie devenus aujourd’hui, au travers de l’Europe, des musées des « cultures du monde », des « cinq continents », de la ou des « civilisation(s) »… La dernière ouverture d’ampleur, en 2017, à Vienne, du Weltmuseum (Musée du monde) est un bon exemple de cette refondation à laquelle on assiste, celle d’institutions nées dans un contexte colonial de domination de l’Europe sur les autres continents, et souvent prisonnières de leurs collections et de leur propre histoire. L’actualité sur les restitutions illustre un des aspects des questionnements qui les traversent. Quels sens donner à de tels musées en ce début de millénaire où les périmètres disciplinaires, muséaux comme sociétaux, identitaires ou politiques ont été transformés ?
Ce débat est d’autant plus complexe que l’histoire de nos musées a également tracé des frontières géographiques et thématiques qui sont souvent devenues inopérantes, pour ne pas dire éminemment discutables, révélatrices d’une vision du monde centrée sur l’histoire et le regard de l’Occident. Le cas de la France est de ce point de vue symptomatique. Le dernier Yalta des musées des années 2000 a redessiné des frontières qui interpellent et ne modifient pas fondamentalement la donne. Le Musée du quai Branly parle de ses collections « extra-européennes » conservées en ses murs, quand le MuCEM à Marseille a hérité des collections européennes du Musée de l’Homme et de celles françaises de l’ancien Musée des arts et traditions populaires : l’Europe a ainsi fait sécession du reste du monde. L’Asie des grandes civilisations est à Guimet, tandis qu’une « autre » Asie est en face, au Quai Branly ou dans le département de l’Islam au Louvre. Puis il y a aussi, dans ce dernier musée, de l’Asie mésopotamienne, aux côtés d’une Égypte africaine, lesquelles voisinent désormais avec les chefs-d’œuvre des peuples « autochtones » d’Afrique, d’Océanie et des Amériques au pavillon des Sessions. Une partie de l’histoire antique de la Méditerranée se découvre maintenant à Marseille au MuCEM aux côtés d’un monde rural d’antan, quand nos ancêtres les Gaulois sont eux à Saint-Germain-en-Laye, au Musée d’archéologie nationale. Et dans tous ces lieux, les cultures métisses, hybrides, créoles n’ont pas eu, le plus souvent, voix au chapitre. Sans oublier les communautés venues du monde entier dans notre pays que l’on peut suivre désormais porte Dorée, au Musée de l’immigration.
« Mais il est des situations acquises dont il faut bien s’accommoder », constatait déjà [le muséologue] Georges-Henri Rivière en 1929, face au découpage muséal parisien alors en place. C’est dans ce contexte, avec la naissance conjointe du Musée du quai Branly et du MuCEM accueillant ses exceptionnelles collections ethnographiques qui occupaient 80 % de ses surfaces d’exposition, que le Musée de l’Homme fermait ses portes en 2009. Mais finalement, n’était-ce pas une chance que ces collections historiques aient quitté le Trocadéro ? C’était l’occasion de repenser ce que peut être un musée de l’humanité au XXIe siècle, de s’adapter à la nouvelle donne du monde, aux débats contemporains, de redéfinir librement son périmètre, son contenu, son discours.
Par définition, un musée de société ne doit-il pas s’adapter au temps dans lequel il s’inscrit ? Le Musée de l’Homme de la fin des années 1930 s’était construit dans une époque de montée des fascismes, de discours xénophobes et racistes, proclamant en réaction le message humaniste et universaliste d’une science anthropologique émergente, mais, de fait, liée aux ambiguïtés de l’empire colonial français à son apogée.
Rouvrant ses portes en 2015, le nouveau Musée de l’Homme témoigne logiquement des préoccupations de ce début de troisième millénaire. Ainsi une large part du discours est-elle consacrée à l’écologie, avec le déclin de la biodiversité, les ressources naturelles menacées… Bref l’avenir de l’Homme « sur et avec la planète ». Pour autant, le message d’antan de l’unité de l’espèce humaine reste bien présent dans une perspective de citoyenneté, de responsabilité et d’égalité dans notre temps de mondialisation et d’affirmations identitaires où les vieux démons xénophobes s’agitent. Au Trocadéro, aucune frontière ni exclusion : tous les peuples et toutes leurs histoires y sont convoqués. Surgissent aussi les nouvelles questions contemporaines du devenir des humains dans des environnements de plus en plus artificialisés : interventions sur la reproduction, quête d’un Homme amélioré en agissant sur le génome humain, intelligence artificielle…
Se questionner ! C’est justement ce à quoi les musées de société invitent les visiteurs qui franchissent leurs portes. Parmi eux, le Musée de l’Homme doit bien être le lieu où l’on s’interroge sur le passé, sur le présent comme sur le futur de notre humanité. Un musée des idées, éveilleur de conscience.
Rattaché au Muséum national d’histoire naturelle, c’est, en effet, sa spécificité d’être intimement lié au monde de la recherche. Ce musée-laboratoire est ainsi adossé au département « Homme et environnement » du Muséum regroupant plus de trois cents chercheurs dans toutes les disciplines des sciences humaines et de la société comme de l’écologie. Fort de cet ancrage scientifique, comme de son aura internationale préservée, le Musée de l’Homme rénové entend être un endroit où convergent universitaires, chercheurs, philosophes, journalistes, politiques et citoyens pour parler, réfléchir, imaginer, agir.
Ainsi, pour l’anniversaire de ses 80 ans, le 20 juin 2018, en partenariat avec les universités Sorbonne-Nouvelle-Paris-III et Toulouse-Jean-Jaurès, se tenait un colloque au titre significatif : « Des lieux pour penser : musées, théâtres, bibliothèques ». Une rencontre internationale pour débattre de l’avenir des musées et autres lieux de culture et de science à l’ère des flux, à l’heure où la pensée se « liquidifie » ou se « gazéifie » : peut-on croire encore à la matérialité de tels endroits collectifs comme cadres nécessaires à un certain exercice de la pensée ?
Lieu pour penser, mais aussi lieu engagé. Il est bien dans son ADN d’être un musée militant. Faut-il rappeler la constitution, dès fin 1940, au Musée de l’Homme, d’un des tout premiers réseaux de la Résistance, martyrisé par les bourreaux nazis ?
Il est dans son héritage comme sa mission d’être un lieu qui produit un discours scientifique nourri de faits observés, avérés, analysés, battant en brèche les idées reçues et proclamant l’unité de notre espèce comme le respect des droits fondamentaux de l’Homme et de la nature.
Dans cet élan, et profitant également d’une autre date anniversaire de ce lieu chargé d’histoire qu’est la colline du Trocadéro, la fin de l’année 2018 sera l’occasion de commémorer la Déclaration universelle des droits de l’homme signée au Palais de Chaillot le 10 décembre 1948 et d’en réinterroger les valeurs et leur place aujourd’hui. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » : une belle devise pour les musées de société.
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Les musées, des lieux pour penser l’humanité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°507 du 21 septembre 2018, avec le titre suivant : Les musées, des lieux pour penser l’humanité