Les expositions temporaires sont devenues indispensables à l’économie des musées. Alors que le coût de ces événements ne cesse de croître, la question de la rentabilité s’impose dans le débat.
Février 1967 marque traditionnellement la naissance officielle, en France, des expositions dites « blockbuster ». Au terme de trois années d’âpres négociations diplomatiques avec l’Égypte, le Petit Palais accueillait alors à Paris une quarantaine de trésors issus de la tombe de Toutankhamon. Les files d’attente devant le musée sont devenues légendaires et nombreux furent, parmi la première dizaine de milliers de visiteurs, ceux à contracter des engelures. Six mois et demi plus tard, 1,24 million de personnes avaient déboursé 5 francs (6 euros valeur 2015)chacune pour admirer l’exposition supervisée par l’égyptologue Christiane Desroches-Noblecourt et dont les bénéfices (obtenus sur une recette de 6,2 millions de francs bruts) sont allés à la restauration des temples de Nubie. Depuis ce succès retentissant, la mode de l’exposition temporaire créant l’événement ne s’est pas démentie et a même pris une ampleur sans précédent : en janvier 2011, la Réunion des musées nationaux-Grand Palais (RMN-GP) s’accordait avec différents partenaires pour distribuer boissons et en-cas (voire échantillons de produits de beauté !) aux plus hardis des 913 064 visiteurs de la rétrospective « Monet », venus braver le froid et la nuit dans les dernières heures d’ouverture 24 heures sur 24 de l’exposition. Les bénéfices (environ 6 millions d’euros) ont cette fois été partagés à parité entre la RMN-GP et le Musée d’Orsay, coproducteurs de l’événement – « Monet » est l’une des expositions les plus rentables jamais organisées par la RMN-GP, avec « Picasso et les maîtres » en 2008-2009 et « Edward Hopper » en 2012.
Professionnalisation face aux enjeux
La manne que ces grandes expositions sont capables de générer n’est plus un secret, mais la recherche de bébéfices est-elle réellement un phénomène nouveau ? Rien n’est moins sûr : « D’une manière générale, il est très souhaitable que les expositions soient rentables puisque leurs bénéfices vont à la Réunion des musées nationaux, établissement public national dont la mission fondamentale est, à l’aide de ces recettes, d’acquérir des œuvres d’art destinées aux musées nationaux. Les bénéfices réalisés sont donc bien affectés à l’équipement culturel du pays », répondait… André Malraux à la question écrite du député communiste Paul Laurent à l’Assemblée nationale en juillet 1967.
Si le succès populaire est toujours recherché, le paysage a nettement évolué sur le fond comme sur la forme (lire l’entretien p. 12). Les œuvres, elles, n’ont pas changé, mais la manière d’en parler prend en compte la diversité et les exigences des visiteurs – « le public » s’est transformé en « les publics ». Et tandis que les moyens mis en œuvre se sont complexifiés, les budgets se sont affinés pour devenir toujours plus analytiques et se faire l’écho de la très grande professionnalisation du secteur. Nombre d’éléments sont apparus indispensables à la formule de l’exposition « moderne », qu’il s’agisse des modes de transport des œuvres, ultra-sécurisé, de la médiation, de la scénographie ou encore de la communication (lire p. 11). Aux yeux des institutions, cette démultiplication des postes de dépenses se justifie relativement aux enjeux, nombreux. Car si elle n’est pas toujours bénéficiaire, l’exposition temporaire permet au musée d’assurer une communication constante et renouvelée sur ses activités, de fidéliser le public local familier des collections permanentes et ainsi de doper la fréquentation. Sans compter que l’étude et la mise en valeur des collections figurent au premier rang de sa mission principale de service public.
Autonomie financière aidant, les grands établissements publics se sont dotés de services spécialement dévolus à l’organisation des expositions. Avec 7 millions d’euros dépensés en moyenne annuellement, le Centre Pompidou est l’institution qui consacre le plus d’argent pour cette activité, suivie par le Musée du Louvre, le Quai Branly et le Musée d’Orsay (environ 5 millions d’euros) – selon le Palmarès des musées que publie Le Journal des Arts, ce budget démarre autour de quelques milliers d’euros pour les institutions les plus modestes, et s’élève en moyenne à 320 000 euros.
Ce budget annuel relativement stable est LA donnée imposée que les organisateurs sont contraints de respecter en accomplissant un réel travail d’équilibriste : rogner ici sur la liste de prêts, là sur un dispositif scénographique. Si pressions il y a, elles ont trait au respect du budget et non à la rentabilité en tant que telle. Les revenus directs de l’exposition (billeterie et mécénat) sont en effet reversés dans la caisse commune du musée. Seule la RMN-GP inscrit les dépenses en regard des recettes.
S’ils sont habitués à l’augmentation sensible des prix (notamment les avantages en nature exigés par les prêteurs privés), les services des expositions ont cependant une véritable bête noire : les valeurs d’assurance, dont la flambée est d’autant plus palpable dans un monde post-« 11-Septembre ». Le taux des primes (entre 0,04 ‰ et 0,1 ‰ en moyenne, selon les négociations) a certes fortement baissé depuis une quinzaine d’années, mais la facture ne cesse de s’alourdir car les estimations des œuvres à assurer sont indexées sur les prix toujours plus fous du marché de l’art. Dans son étude du marché de l’assurance en œuvres d’art, Nelson La Forêt (1) cite en exemple le tableau L’Enfant au cheval de Pablo Picasso, emprunté au Museum of Modern Art (MoMA) de New York pour l’exposition « Picasso et les maîtres » à Paris en 2008 avec une valeur estimée à 100 millions d’euros, soit le double de la valeur qui lui avait été attribuée dans le cadre de l’exposition du MoMA à Berlin en 2004. Estimée à près de 2 milliards d’euros, « Picasso et les maîtres » n’a pu être assurée que grâce à la garantie d’État. Le premier secteur à pâtir de cette indexation est, sans surprise, l’art impressionniste, moderne et contemporain.
Les collectivités locales, une approche différente
Si les professionnels ont conscience que le budget d’une exposition ne reflète pas sa qualité intrinsèque, notamment sur le plan scientifique, d’autres acteurs y voient aujourd’hui un investissement à très grande échelle. Le « Festival Normandie impressionniste » a mobilisé en 2010 deux régions, et 3 millions d’euros ont été investis dans l’exposition phare du Musée des beaux-arts de Rouen : « Une ville pour l’impressionnisme. Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen ». Celle-ci généra 4 millions d’euros de recettes, et surtout attira plus de 238 000 personnes, contre une moyenne annuelle de 90 000 visiteurs. Il en va de même pour les collectivités locales, qui ont tiré les leçons de l’impact économique (65 millions d’euros) sur la région Provence-Alpes-Côte d’Azur attribués à l’« année Cézanne » en 2006. « Cézanne en Provence », au Musée Granet à Aix-en-Provence, avait attiré alors 450 000 visiteurs (3,8 millions d’euros de budget, plus de 4 millions d’euros de recettes). La recette fut rééditée en 2009, toujours au Musée Granet, avec « Picasso Cézanne », qui rapporta 62 millions d’euros aux Bouches-du-Rhône – 3,5 millions d’euros, 372 000 visiteurs. Mais ici, malgré un sujet riche et un comité scientifique solide, la critique a déploré le caractère inabouti de la présentation, imputable au peu de temps alloué aux organisateurs. Conséquence de la course aux expositions, ce mal moderne, une entreprise qui a tout pour réussir peut sombrer par manque de préparation. Car comme le souligne un responsable de service, l’ingrédient indispensable pour faire une bonne exposition n’est pas l’argent, c’est le temps. Même la poule en a besoin pour pondre ses œufs d’or.
(1) d’après Fabrice Delaroa, secrétaire de la commission de la garantie d’État à la direction générale des Patrimoines, cité dans sa thèse MBA Enass 2010-2012.
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Les expositions temporaires : à tout prix ?
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Abonnez-vous dès 1 €L'exposition « L'Impressionnisme et la Mode », qui a eu lieu au muése d'Orsay. © Photo : MuseÌe d'Orsay/Sophie Boegly.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°431 du 13 mars 2015, avec le titre suivant : Les expositions temporaires : à tout prix ?