Archéologie

La Venta ou l’invention des Olmèques

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 septembre 2020 - 1975 mots

Longtemps menacé par des gisements de pétrole, La Venta, où fut bâtie la plus ancienne des pyramides connues de Mésoamérique, est l’un des plus importants sites de la civilisation olmèque, dont l’exposition du Musée du quai Branly s’apprête à livrer quelques secrets.

Quel est ce terrifiant visage de géant ? Pourquoi fronce-t-il les sourcils ? Ses lèvres sont incroyablement épaisses, son nez épaté. Il est coiffé d’un mystérieux casque, comme un joueur de rugby contemporain. Ce jour de 1862, à Tres Zapotes, près de Veracruz, un paysan vient de déterrer une tête colossale, qui ne ressemble en rien à ce qu’on connaît des civilisations précolombiennes. Bientôt, José Melgar décrit cette tête stupéfiante et avance une explication : ce visage aux traits africains témoignerait de l’arrivée de populations africaines bien avant celle des Européens au XVe siècle. « Ce qui m’a le plus étonné, c’est le type éthiopien qu’elle représente, écrit l’explorateur mexicain. J’ai pensé qu’il y avait eu sans doute des Noirs dans ce pays, et cela aux premiers âges du monde. » Il ignore que cette sculpture est le premier vestige exhumé d’une civilisation encore inconnue, antérieure aux Mayas et aux Aztèques, celle des Olmèques. C’est elle que le Musée du quai Branly, en partenariat avec l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (Inah) du Mexique, s’apprête à faire (re)découvrir au public européen.

Un centre civique et religieux majeur

Le site de La Venta, une des plus importantes cités olmèques entre 1200 et 400 av. J.-C., se trouve dans une plaine alluviale fertile de l’État mexicain du Tabasco, à une quinzaine de kilomètres du golfe du Mexique. « Aujourd’hui encore, cette terre tropicale humide où les cultures sont abondantes et où la culture du maïs voit le jour peut donner trois récoltes par an. Elle est d’autre part un lieu étroit de passage et d’échanges, où on se regarde et où on s’étudie, ce qui stimule l’émergence de civilisations riches et complexes », explique Steve Bourget, responsable des collections des Amériques au Musée du quai Branly et commissaire associé de l’exposition. La civilisation olmèque, dont on sait aujourd’hui que La Venta en fut l’un des centres civiques et religieux majeurs, a ainsi fleuri dans cette région opulente et féconde avant de décliner et de sombrer peu à peu dans l’oubli.

La découverte de la stupéfiante tête colossale à Tres Zapotes en 1862 a ouvert une brèche. Dans les années qui suivirent, des objets étranges et beaux sont découverts çà et là dans la région, sans qu’on soit encore capable de les identifier et de les rattacher à une civilisation précise. En 1896, un grand propriétaire terrien qui exploite du bois précieux pour le vendre aux Européens découvre sur son site – qu’on appelle La Venta, « la vente » – quatre sculptures monumentales. En 1905, il est même question de les offrir au président, mais le projet est abandonné.

En 1925, Frans Blom, un archéologue danois de 32 ans, passionné par les civilisations précolombiennes, accompagné par l’ethnographe américain Oliver La Farge, explore le sud-est du Mexique où fut découverte la première tête colossale. Ils sont les premiers scientifiques à s’intéresser au site de La Venta. À quelques mètres au sud d’une grande pyramide construite en terre et en argile, qui s’apparente à un monticule de terre, ils trouvent, entre autres, une deuxième tête colossale en basalte, à moitié enterrée…

Celui qui l’exhumera, une quinzaine d’années plus tard ? Matthew Stirling. Pour cet Américain, l’aventure olmèque commence en 1918, alors qu’il étudie à l’Université de Californie. Dans une publication de la Smithsonian Institution, il découvre l’image d’une figure de jade représentant une figure semblable à un bébé qui pleure, un de ces « crying babies », caractéristiques des Olmèques, représentant sans doute une divinité. « En 1920, en visitant l’Allemagne, j’ai pris le temps d’aller le voir. Il s’est avéré être de jade bleu et beaucoup plus impressionnant que l’image », racontera l’archéologue en 1967 dans un colloque.

Dès 1921, le jeune Stirling rejoint la Smithsonian Institution et recherche au sein des collections américaines des pièces qui pourraient se rapprocher par leur style artistique de ce « crying baby ». Dans les années 1930, on commencera à les regrouper sous la dénomination de « style olmèque ». Olmèque ? Le mot est emprunté au vocabulaire des Aztèques, qui désignaient ainsi la côte du golfe du Mexique et ses habitants, qui y exploitaient le caoutchouc (olman).

Avant la culture maya

Lorsqu’il lit la publication de Blom et La Farge suite à leur expédition, Matthew Stirling pense que la tête colossale qu’ils ont découverte et celle exhumée en 1862 appartiennent à la même culture que les petites pièces reconnues comme des œuvres du « style artistique olmèque ». À la fin des années 1930 et au début des années 1940, avec son épouse et collaboratrice Marion Stirling, il mène des fouilles spectaculaires sur les plus grands sites olmèques. « C’est alors que commence réellement l’aventure archéologique dans la région, qui placera les Olmèques sur la carte », explique Steve Bourget.

En 1940, Matthew et Marion Stirling se rendent pour la première fois à La Venta, accompagnés d’un autre archéologue américain, Philip Drucker, avant d’y revenir en 1942. Comparé aux sites mayas et aztèques, si grandioses et spectaculaires, La Venta fait pâle figure. Le site est parsemé de tumuli : les édifices s’apparentent à des monticules de terre, recouverts par la végétation. Même la Grande Pyramide, avec ses 30 mètres de hauteur, en terre, n’est guère impressionnante. Et pourtant, les archéologues y découvrent des trésors : des têtes colossales, des figures massives, parmi lesquelles celle d’un personnage semblant tenir un bol, qu’on surnomme la Abuelita, la « petite grand-mère », des autels sculptés, des offrandes ou encore une mosaïque liée sans doute à un mythe de la création. Matthew Stirling publie une série d’articles sur ses fouilles, largement financées par la National Geographic Society, dans le National Geographic : avec lui, le monde découvre l’art olmèque, qu’on appelle encore souvent « style de La Venta ». « Il se caractérise par des formes massives. Sont représentées des figures humaines ou animales, ou composées. Les personnages ont généralement une bouche dont la commissure des lèvres est orientée vers le bas, et des sourcils en forme de flammes », décrit l’archéologue Valérie Courtés, qui a fouillé La Venta à partir des années 1980.

En 1955, les archéologues Philip Drucker, Robert Heiser et Robert Squier mènent de nouvelles fouilles d’envergure à La Venta. Avec le soutien de l’Université de Californie-Berkeley, ils réalisent une datation au carbone 14. Un coup de tonnerre retentit alors dans le petit monde de l’archéologie mésoaméricaine. Cette datation confirme l’ancienneté de La Venta et son antériorité par rapport à la civilisation maya. « On a par la suite longtemps parlé des Olmèques comme d’une “culture mère” ; aujourd’hui, on parle plutôt d’influences, qui se retrouvent effectivement dans des civilisations postérieures de Mésoamérique », explique Valérie Courtés.

Un gisement de pétrole

Seulement voilà : les vestiges magnifiques de la civilisation olmèque ne sont pas les seuls trésors que recèle le sol de La Venta. On y découvre des gisements de pétrole. Sur le site, s’installe la société pétrolière mexicaine Pemex dès la fin des années 1940. Un village se développe, qui comptera jusqu’à une trentaine de milliers d’habitants. Un aérodrome est construit à proximité de l’ancienne capitale olmèque. Si une zone archéologique a été délimitée, une partie du site est irrémédiablement détruite.Témoin de la situation, un poète passionné par les témoignages du passé précolombien du Mexique, engagé en politique, décide de protéger les plus belles sculptures de La Venta en les transportant dans la ville de Villahermosa. Pour cela, il crée un parc-musée qui ouvre ses portes en 1958. Las, sans ses sculptures monumentales, l’intégrité du site est de moins en moins respectée.

Mais, en 1984, une jeune archéologue de 27 ans dont la thèse porte sur La Venta, Rebecca Gonzalez Lauck, arrive sur le site, accompagnée par une archéologue française de quatre ans sa cadette, Valérie Courtés. C’est le début de la renaissance de La Venta. Rebecca Gonzalez Lauck réalise un relevé topographique du site qui vient bouleverser la perception qu’on avait de La Venta. « Il a induit un changement de perspective radical. Jusque-là, on pensait qu’il s’agissait d’un centre cérémoniel dont les tumuli étaient les vestiges, avec une petite population de prêtres, soutenus par les paysans des alentours. Or, nous nous sommes aperçues qu’il existait un tracé architectural planifié, avec une relation étroite entre une architecture monumentale et une architecture d’habitation », raconte Valérie Courtés.

On découvre ainsi que La Venta était une cité avec une population permanente, assez importante pour ériger de grandes constructions, et une élite assez puissante pour les diriger. Le style artistique, propre à La Venta, témoigne d’une idéologie complexe : son langage visuel est compris non seulement par les habitants de La Venta, mais aussi par ceux de cités olmèques voisines, où il s’est exporté. En étudiant la zone d’appui autour de La Venta, les archéologues ont identifié en outre une douzaine de sites le long d’un affluent de l’ancienne rivière Palma, qui soutenaient l’économie de cette grande cité olmèque, dont la superficie a été établie à 200 hectares. Enfin, la Grande Pyramide, la plus ancienne de Mésoamérique, a été partiellement fouillée et six stèles monumentales ont été mises au jour.

La Venta retrouve la lumière et les honneurs qui lui sont dus. Sous l’impulsion des archéologues et de l’Inah, le gouvernement de l’État mexicain de Tabasco rachète, en 1987, 100 hectares du site. Le village est déplacé et ses habitants relogés. Sous l’égide de Rebecca Gonzalez Lauck, un musée de site est construit. Quant au site lui-même, il bénéficie aujourd’hui d’un décret assurant sa protection, ainsi que d’un plan de gestion, de conservation et de diffusion. Des moulages des pièces monumentales transportées à Villahermosa ont été disposés à leur emplacement originel sur le site aujourd’hui ouvert au public : « C’est le seul site de la côte du golfe sur lequel on peut, grâce aux répliques, apprécier la relation entre architecture et sculpture », observe Valérie Courtés. La grande cité olmèque, la plus ancienne connue en Mésoamérique à avoir été tracée selon un plan défini, peut désormais nous laisser entrevoir ce qu’elle fut. Un jour, peut-être, pourra-t-elle nous raconter ses mythes, son histoire… et nous livrer son nom olmèque, qui nous est toujours inconnu.

L’exposition du Musée du quai Branly

Des visages à la bouche orientée vers le bas comme des bébés qui pleurent, des animaux mystérieux aux allures de jaguar, de reptiles et de batraciens, un calendrier qui nous fait voyager dans le temps… À travers près de 300 pièces, dont beaucoup sortent du Mexique pour la première fois, le Musée du quai Branly – Jacques Chirac nous révèle une civilisation encore mystérieuse découverte au cours du XXe siècle, celle des Olmèques, ancêtres des Mayas et des Aztèques. Plusieurs pièces témoignent des autres cultures du golfe, comme une magnifique sculpture en ronde-bosse de femme au corps scarifié exhumée sur le site de Tamtoc, émerveillent et interrogent les spécialistes : « Si on l’avait retrouvée sur le marché de l’art et non en contexte archéologique, on l’aurait sans doute tenue pour fausse ! », observe Steve Bourget, responsable des collections des Amériques au Musée du quai Branly et commissaire associé de l’exposition. Le parcours, passionnant, qui s’ouvre sur les chefs-d’œuvre de deux cités olmèques majeures, San Lorenzo et La Venta, avant d’aborder l’apparition des premières formes d’écriture, les pratiques rituelles ou encore les influences olmèques sur les civilisations du territoire mésoaméricain, se prolonge par un catalogue qui donne à comprendre l’état de la recherche sur cette étonnante civilisation et sur les cultures subséquentes de cette fantastique région.

Marie Zawisza

 

« Les Olmèques et les cultures du golfe du Mexique »,

du 9 octobre 2020 au 25 juillet 2021. Musée du quai Branly – Jacques Chirac, 37, quai Branly, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 10 h 30 à 19 h, jusqu’à 22 h le jeudi. Commissaires : Cora Falero Ruiz et Steve Bourget. www.quaibranly.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : La Venta ou l’invention des Olmèques

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