À l’occasion de la parution d’un ouvrage de référence sur l’archéologie qu’il a dirigé, Jean-Paul Demoule, président de l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives), revient sur vingt ans de découvertes en France.
L’ouvrage qui vient de paraître aux éditions Hazan montre comment l’archéologie a bouleversé notre connaissance du passé ces vingt dernières années...
Les vingt dernières années ont représenté une explosion des données. Des années 1940 à 1970, tous les grands travaux d’aménagement se sont faits sans fouilles préventives. Les années 1980 ont fourni une masse d’information qu’on ne soupçonnait pas. D’autant plus que les travaux d’aménagement concernent des surfaces de plus en plus importantes – c’est le cas par exemple des autoroutes – qui permettent de traiter l’ensemble d’un paysage. Dans le cas de la zone industrielle d’Arras, nous avons ainsi réussi à reconstituer l’évolution des fermes et exploitations agricoles sur un millénaire (de 500 avant à 500 après J.-C.), de la construction des premiers villages à la naissance de la ville moderne, en passant par la romanisation brutale et la guerre des Gaules. Ce genre de découverte est rendue possible par l’étude de centaines de milliers de mètres carrés.
Au début du livre, vous rappelez que chaque jour des millions de sites sont détruits sans que cela n’émeuve personne. La discipline souffrirait-elle d’un désintérêt de la part des Français ?
Dans les années 1960, les vestiges archéologiques partaient effectivement dans des bennes sans que cela ne dérange personne, mais il y a une évolution très sensible des mentalités. En fait, la naissance de l’archéologie préventive est directement liée à un certain nombre de scandales comme à Orléans où un cimetière médiéval, comprenant des milliers de tombes, fut livré aux pelleteuses, anéantissant quantité d’ossements humains... Par ailleurs, longtemps, pour les élites de notre pays, les racines culturelles des Français se limitaient à la Grèce et à Rome... En 1846 fut fondée l’École française d’Athènes, mais il a fallu attendre 2002 pour qu’un institut archéologique voie le jour en France [l’Inrap] ! Puis le passé a suscité plus d’intérêt. Aujourd’hui, il y a toujours un certain retard de la part d’élus ou de petits aménageurs, qui se méfient de nos activités et n’ont pas conscience des richesses qu’elles révèlent.
Justement, que nous enseigne concrètement l’archéologie ?
En analysant des vestiges comme des morceaux de poterie, des ossements d’animaux ou les pollens des sols, l’archéologie a permis de connaître la vie quotidienne de nos ancêtres, ce qui était quasiment impossible avec les seules sources écrites. Cela a été le cas pour le Moyen Âge, trop souvent réduit aux châteaux forts et cathédrales. En fouillant des villages du haut Moyen Âge (400-1000), on a pu retracer les techniques et modes de vie des Mérovingiens... De nouvelles méthodes de recherche, regroupées sous l’appellation d’« archéologie du bâti », retracent l’histoire des bâtiments lors de travaux de restauration ou de démolition. Cela peut remonter parfois jusqu’à la période romaine !
Que nous apprennent les vestiges exhumés sur les époques plus modernes ?
Ils nous apportent, ici encore, de nombreuses informations sur la vie quotidienne. Par exemple, les fouilles sous la pyramide du Louvre ont mis au jour des latrines des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles nous renseignant sur l’alimentation, les maladies et les parasites de l’époque. Certaines fouilles revêtent un caractère très émouvant, comme en 2001 près d’Arras (Pas-de-Calais) où fut découverte une fosse contenant les corps de soldats britanniques inhumés bras dessus bras dessous. Nos collègues américains ont fouillé les poubelles de la ville de Tucson en Arizona pour étudier les comportements de gaspillage. Les résultats sont édifiants : 20 % de la nourriture encore emballée serait jetée ! Il s’agit ici d’une archéologie globale qu’on peut définir comme une approche des sociétés à travers leurs traces matérielles. Les archéologues peuvent mesurer ce que font réellement les gens.
Vous mentionnez qu’il existe en France plus de 3 000 archéologues professionnels et que le budget de l’archéologie préventive représente un investissement de 120 millions d’euros pour 2004, soit à peine un millième du budget total d’aménagement en France. C’est très peu. La discipline ne manque-t-elle pas cruellement de moyens ?
Si.L’archéologie préventive n’a pas un gros impact sur le budget de l’aménagement ! Cela dit, la discipline connaît un développement continu puisqu’on est passé de quasiment 0 à 120 millions d’euros d’investissement ; je reste donc optimiste à moyen terme. Je vois déjà tout le chemin parcouru. Quand je suis entré dans la profession dans les années 1970, c’était vraiment très difficile à vivre. Avec mes collègues, nous avons passé une bonne partie de notre vie à construire cette archéologie préventive. Les déclarations récentes de certains députés à l’Assemblée nationale [lire le JdA n° 172, 30 mai 2003] expliquant que l’archéologie freinait le développement économique, doivent être relativisées. C’est principalement pour rendre compte de nos activités, aux élus mais aussi au public, que nous avons voulu faire ce livre.
Pensez-vous que l’ouvrage puisse convaincre les plus réticents ?
Un élu m’avait dit une fois qu’il serait toujours « schizophrène » ! En effet, les élus seront toujours partagés entre le souci de préserver et celui d’aménager... Mais à partir du moment où ils peuvent prévoir la contrainte archéologique comme n’importe quel autre élément d’un chantier, chiffres et délais à l’appui, cela ne leur posera aucun problème. Cela peut au contraire être bon pour leur image de marque !
La loi sur l’archéologie préventive d’août 2003 ne représente-t-elle pas une régression en la matière, notamment avec l’ouverture de la discipline au privé ?
La loi de 2003 était incontournable dans la mesure où celle de 2001, validée par la commission de Bruxelles mais votée par l’ancienne majorité parlementaire, posait des problèmes. Un travail de pédagogie a été fait pour permettre à la nouvelle majorité de s’approprier le texte ; celle-ci a souhaité introduire la possibilité d’une mise en concurrence. Beaucoup d’archéologues y étaient réticents, rappelant qu’une baisse de qualité de l’archéologie a été constatée dans les pays qui ont pratiqué l’ouverture au privé - un processus lent, observé sur dix à vingt ans. Il n’est pas certain par ailleurs que cela fasse baisser les prix puisque les archéologues privés pratiquent dans les pays voisins des tarifs plus élevés. Les aménageurs n’étaient d’ailleurs pas particulièrement demandeurs – dans l’ensemble, ils préfèrent traiter avec un institut dont l’État est le garant –, en revanche, ils réclamaient un système plus mutualisant que la nouvelle loi permet. Il reste par ailleurs quelques problèmes quant au mode de calcul de la taxe. Dans tous les cas, la sérénité a été retrouvée avec les élus.
Ne pensez-vous pas qu’il y ait également un effort à faire auprès du public ?
Il y a en effet beaucoup d’efforts à faire. Aujourd’hui, dans les musées, les vestiges sont trop souvent présentés de manière traditionnelle, comme dans les galeries grecques et romaines du Musée du Louvre ou lors des expositions du Grand Palais. La France est en retard par rapport à des pays comme le Japon ou le Canada, qui n’ont aucun complexe à exposer les pièces archéologiques de manière spectaculaire. Cela dit, il existe des expériences intéressantes comme au Musée de l’Arles antique. J’ai inauguré récemment une exposition très vivante à Bobigny (Seine-Saint-Denis), où une importante nécropole gauloise a été mise au jour. Les objets ou fac-similés d’objets étaient accompagnés de photographies et de démonstrations sur les techniques gauloises, le tout présenté au milieu d’un centre commercial. Cela a attiré les foules. De manière générale, dès qu’un chantier s’ouvre dans un village, les curieux se pressent ! Il faut travailler à tous les niveaux. Nous-mêmes avons de gros efforts à faire pour présenter systématiquement le produit de nos fouilles. C’est un enjeu fondamental. Les élus ne demandent qu’à être convaincus. On peut inverser les tendances très négatives, citons en cela la ville d’Arras qui a versé plus de 3,5 millions d’euros pour les opérations de fouilles. Un engagement qui a suscité de vives protestations jusqu’à l’inauguration de l’exposition consacrée au chantier qui a attiré des centaines de visiteurs… Et accessoirement donné une image positive de la municipalité ! L’ouvrage que nous publions est un premier pas. Nous souhaiterions le décliner par région, l’adapter aux enfants, et aussi travailler avec des collectivités territoriales, des musées ainsi que les grands médias. Il y a un retard énorme à la télévision. Au Japon, en Angleterre, il existe des émissions formidables sur l’archéologie. Le jour où l’un des responsables de nos chaînes se décidera à y consacrer un rendez-vous régulier, les chaînes qui ne l’auront pas fait le regretteront !
Jean-Paul Demoule (sous la direction de), La France archéologique, éditions Hazan, Paris, 2003, 256 p., 45 euros, ISBN 2-85025-968-3.
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Jean-Paul Demoule, Président de l’Inrap
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°206 du 7 janvier 2005, avec le titre suivant : Jean-Paul Demoule, Président de l’Inrap