Art moderne

Paul Cézanne

« Je suis né ici... Je mourrai ici »

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 juin 2006 - 1319 mots

AIX-EN-PROVENCE

Du pays d’Aix au golfe de Marseille, du Jas de Bouffan à l’atelier des Lauves en passant par les carrières de Bibémus, les sites de Provence peints par Cézanne ont nourri sa quête d’absolu.

Alors que le monde et l’histoire le célèbrent, Aix le boude encore. À sa mort en 1906, pas une toile, pas un morceau de dessin, pas un lieu d’habitation ou un atelier qui appartienne à la ville.
Paul Cézanne devra attendre le dernier quart du vingtième siècle pour sortir d’un tenace purgatoire local. Quant au musée Granet, il n’abritera finalement que huit tableaux, en dépôt à partir de 1984.
Une incompréhension aussi obstinée qu’extravagante lorsqu’on examine l’importance revêtue par le pays d’Aix et ses paysages saisis sur le motif dans l’élaboration de la grammaire de Paul Cézanne. Et, par conséquent, dans celle de la modernité picturale.
« Quand on est né là-bas, écrivait le peintre en 1896, c’est foutu, rien ne vous dit plus. » C’est que la terre de Provence, sa lumière, ses chemins caillouteux, ses pins tordus, ses rouges, ses ocres, ses jaunes, autant que le bleu de la Méditerranée ont nourri le cheminement pictural de Cézanne de façon essentielle.

Le Jas de Bouffan, quarante ans d’histoire de la peinture
La confortable maison de maître bâtie à la fin du XVIIe siècle devient propriété familiale en 1859. Abritée derrière une belle et profonde allée de marronniers, bordée d’un parc, d’une ferme et d’un petit bassin tranquille, le Jas de Bouffan est l’un des rares lieux investis par Cézanne qui n’indique pas de moment pictural. Il atteste plutôt de nombre d’entre eux. Il a vingt ans lorsque son père acquiert la bastide qui est vendue à la mort de sa mère en 1899.
Pour le peintre, le domaine devient vite une mine de motifs et de points de vue peints sans relâche. Dedans, au rez-de-chaussée dans le grand salon, alors apprenti fiévreux, il s’essaie à des compositions monumentales, peignant parfois à même le mur. Dans l’atelier que son père finit par lui aménager en 1885 et dans lequel il agence ses natures mortes. Dehors, sur le motif, il peint du fond de l’allée le bassin, la ferme et le jardin, ou encore la silhouette de la Sainte-Victoire au loin.
C’est d’ailleurs ici qu’il inaugure en 1870 la déclinaison du motif. C’est ici aussi qu’il élabore lentement les compositions structurées de joueurs de cartes ou d’hommes fumant la pipe au début des années 1890 en faisant poser les métayers du domaine.

L’Estaque, la composition par la couleur
Le village de pêcheurs situé à l’extrême nord de Marseille sera plus précis dans sa contribution à l’œuvre cézanienne. Cerclé sur ses hauteurs de roches blanches, le petit port accueille le peintre dès les années 1870. Cézanne est alors en contact étroit avec Camille Pissarro et les futurs impressionnistes auprès desquels il séjourne à Auvers-sur-Oise en 1872 (L’œil n° 578) et avec lesquels il expose – sans succès – en 1874 et en 1877.
Sous leur influence, sa palette s’est éclaircie, et le spectacle intensément coloré et lumineux du golfe de Marseille lui permet d’appliquer quelques-uns des mécanismes de création engagés par les impressionnistes.
À commencer par l’exigence d’une peinture sur le motif capable de transcrire la sensation de la nature. Lui qui disait vouloir faire du « Poussin sur nature » marche longuement, grimpe, escalade, cherche les hauteurs et les points de vue, et peint un paysage largement traversé par le bleu de la mer.
Les panoramas offerts sur le golfe vont bousculer son idée de la couleur. Elle peut désormais être matière. Indissociable de la lumière, elle peut structurer.
À l’Estaque elle peut même unifier la surface d’un rouge brique ou d’un ocre profond butant sur le bleu intense de la mer.
Le dessin disparaît. Bientôt le modelé lui-même s’efface. La touche est dense, appliquée en mouvements parallèles et le peintre commence à infuser une forme de permanence et de solidité dans ses compositions. Le pinceau léger chargé de transcrire l’instant fugitif cher aux impressionnistes chemine alors vers une temporalité nouvelle et une rigueur constructive.

Les maisons géométriques du village de Gardanne
Cézanne se replie à Gardanne en 1885, à quelques kilomètres d’Aix. Il y reste quinze mois avec sa femme et son fils alors âgé de treize ans. Et si l’on en juge d’après ses toiles, il en retiendra surtout la physionomie architecturale.
Alors que la couleur se faisait constructive à l’Estaque, Gardanne semble lui livrer les clés d’une composition qui trouverait ses fondements dans le rythme géométrique du village lui-même et préparer la conception de la peinture que Cézanne est en train de mûrir et de développer.
À la manière italienne, il saisit le village à trois reprises. Il le saisit frontalement, précisant les volumes anguleux des maisons piquées en désordre sur la colline. Il le construit à trois moments différents de la journée, inscrivant dans une belle immobilité la permanence de l’architecture et de la peinture. Le paysage s’y emboîte. À moins que ce ne soit l’inverse, gagnés tous deux par une intense unité lumineuse et structurelle. Une nouvelle étape est franchie.

Les carrières de Bibémus,face à la Sainte-Victoire
Cézanne finit par se rapprocher de sa montagne. Longtemps maintenue à distance, interprétée par un profil ou l’autre, d’ici ou de là, repoussée par un paysage, une route, un village, il aborde enfin la Sainte-Victoire de front sur le plateau rocheux de Bibémus.
À la fin des années 1880, il s’attarde près de ces carrières de pierre sèches et jaunes abandonnées à l’est de la ville d’Aix. Le peintre y trouve un ordonnancement de falaises minérales et monumentales. Il y trouve le silence et un chaos organisé, un amoncellement de formes géométriques dans une campagne brute. Il y trouve encore un point de vue sur la Sainte-Victoire.
Discipliné, infatigable, Cézanne qui a déniché le petit cabanon du Claou vient y peindre quotidiennement. « Le paysage se pense en moi, affirme-t-il, je suis sa conscience ». Un paysage qui attendait Cézanne pour gagner une réalité picturale.
L’espace du tableau est alors conquis par ce mur de roche et ses saillies géométriques, fusionnant puissamment les différents éléments, ciel, végétaux et roche sèche. Une palette restreinte livre le spectacle d’une nature aussi éclatée que construite.

L’ultime atelier des Lauves aux portes de l’abstraction
Dans son ardeur solitaire à peindre et à chercher, Paul Cézanne qui vit à nouveau à Aix depuis l’année 1899, se fait construire un vaste atelier au nord de la ville, à l’écart et en hauteur, à portée de regard et d’intimité de la Sainte-Victoire : l’atelier des Lauves.
Lumineuse, ensoleillée, encadrée par un vaste terrain plat juché sur une colline et en bout de chemin escarpé, la bâtisse répond à ses ambitions nouvelles. Car si Cézanne peint encore et toujours la montagne Saint-Victoire, s’il exécute quelques portraits et natures mortes, s’il peint d’après nature quelques points de vue panoramiques sur la ville, c’est le projet des Baigneuses et leurs formats monumentaux qui l’accompagne durant les quatre dernières années de sa vie.
Il stylise et épure dans le même temps, la composition s’anime, vibre, semble absorber et dissoudre chaque motif. Acharné dans sa quête de vérité en peinture et de construction d’une expérience sensible de la nature il peint encore des aquarelles qu’il semble laisser inachevées, palpitantes, fluides, flirtant avec l’abstraction, par touches fugitives animant la surface d’une profondeur et d’un dynamisme intense. Un mois avant sa mort, il écrit : « J’étudie toujours sur nature et il me semble que je fais de lents progrès. »

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Cézanne en Provence » se tient jusqu’au 17 septembre 2006 au musée Granet d’Aix-en-Provence. Ouvert tous les jours à partir du 9 juin de 9h à 19h, nocturne les jeudi jusque 23 h. Tarifs exposition musée : 10 €/7,50 €. Informations et réservations sur le site www.cezanne2006.com. Musée Granet, place Saint-Jean de Malte, 13100 Aix-en-Provence, tel., 04 42 52 88 32.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°581 du 1 juin 2006, avec le titre suivant : « Je suis né ici... Je mourrai ici »

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