Politique culturelle

Portrait

Jacques Rigaud, haut fonctionnaire

En trente ans d’activisme, Jacques Rigaud s’est fait le chantre du mécénat. Portrait d’un honnête homme

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 1 mars 2011 - 1529 mots

Fondateur de l’Admical, Jacques Rigaud est depuis plus de trente ans une figure influente dans le monde du mécénat culturel en France.

À 79 ans passés, Jacques Rigaud fait figure d’autorité, privilège de l’âge mais aussi de sa double expérience des rouages publics et privés. Très « vieille France », mais situé plutôt à gauche de la droite, cet homme urbain a consacré sa vie à l’engagement politique et civique, en faisant du mécénat d’entreprise son cheval de bataille.

Né dans un milieu modeste, Rigaud connaît une enfance marquée par l’histoire. « J’avais 7 ans en 1939 et 12 ans en 1944. Qu’aurais-je fait si j’avais eu cinq années de plus ? Je n’en aurai jamais la réponse, ce qui explique sans doute mon engagement », dit-il. Une conscience politique précoce puisque, dès l’âge de 11 ans, il s’imagine au Conseil d’État ! Alors que tous ses camarades d’école suivront des filières professionnelles, l’ambitieux veut en découdre avec ses origines. L’ascenseur social le conduira, en 1948, à Sciences Po, puis à l’ENA. « Si on veut s’en sortir, on peut y arriver », martèle-t-il. L’adage républicain conduira ce membre du très élitiste club du Siècle à créditer une opportuniste peu compétente, Rachida Dati…

À l’âge de 20 ans, Rigaud se retrouve en stage à la préfecture de Blois, dirigée par Pierre Sudreau qu’il retrouvera en 1958, lorsque ce dernier sera nommé ministre de la Construction. Il sera aussi dans les bagages de Jacques Duhamel, d’abord au ministère de l’Agriculture, puis à celui de la Culture en 1971. Sans connaître l’administration culturelle, Rigaud avait un goût prononcé pour le théâtre et la musique, et une certaine vision dont il donnera les clés, en 1975, dans La Culture pour vivre (éd. Gallimard). « Il avait beaucoup d’idées, rapporte Michel Laclotte, ancien conservateur en chef du Musée d’Orsay, à Paris. La réforme de l’Opéra de Paris et l’arrivée de Rolf Liebermann à sa tête sont en grande partie dues à Rigaud, tout comme la nomination de Jack Lang au théâtre national de Chaillot. C’est lui aussi qui nous a soutenus quand nous avons demandé le classement de la gare d’Orsay. » 

Esprit ouvert
Rigaud participera également à la renaissance des Chorégies d’Orange, présidera, à partir de 1977, la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, et le Musée d’Orsay lors de sa phase de préfiguration. « De tous les fonctionnaires avec lesquels j’ai été en rapport, Jacques est celui que j’ai le plus admiré pour son ouverture d’esprit, sa culture, un sentiment très juste de la place de chacun, estime Michel Laclotte. Il n’était pas « béni-oui-oui », il avait son opinion sur les choses, mais ne cherchait pas à les imposer. » Il a ainsi soutenu certaines orientations du musée, comme l’organisation de concerts dans l’auditorium, ou encore les acquisitions dans le domaine de la photographie. Rigaud se dit aujourd’hui déçu par l’actuel président du musée, Guy Cogeval. « Orsay mériterait d’être revitalisé », déclare-t-il, lapidaire.

Après avoir fait ses armes dans les cabinets ministériels, puis pendant trois ans comme sous-directeur général à l’Unesco, le haut fonctionnaire rejoint le secteur privé en 1980, en prenant la tête de RTL. Il tentera de distiller une dose culturelle homéopathique dans les émissions de la chaîne de radio populaire. Alors qu’il s’apprête à devenir lui-même chef d’entreprise, il crée l’Association pour le développement du mécénat industriel et commercial (Admical). Le mécénat était alors au point zéro, porté par l’action de quelques grandes fortunes, à l’image des familles David-Weill et Boissonnas.
 Rigaud participera à la création, en 1979, de la première fondation d’entreprise en France, celle du Crédit Agricole – Pays de France, dont il est toujours administrateur. L’homme avait réalisé très tôt que les besoins culturels ne pouvaient guère être satisfaits uniquement par l’État. Mais encore fallait-il faire comprendre aux entreprises que le mécénat ne relevait pas du caprice ou de l’argent gaspillé, mais qu’il pouvait valoriser leur image et leurs valeurs. Cela, en évitant de donner un bon prétexte à l’esquive croissante de l’État. En 2008, dans un entretien au Monde, il affirmait ainsi qu’« un désengagement de l’État dans la culture pénaliserait le mécénat ». 

Partenaire crédible
« Il n’affichait pas une démarche politique ou stratégique, mais purement humaniste qui veut que l’action culturelle soit partagée par le plus grand nombre », indique Olivier Tcherniak, actuel président de l’Admical. « Il a permis de créer un lieu d’échanges et de maturation ; il a donné au mécénat un encadrement, une identité et une voix commune, ajoute Jean-Paul Claverie, conseiller du président de LVMH pour le mécénat. C’était un partenaire crédible dans les discussions, il avait un discours très construit. » Car Rigaud est davantage un homme de raisonnement que de formules chocs. La loi sur le mécénat de 1987 apporte quelques avancées fiscales, tandis que celle de 1990 lève certains verrous. Pour certains observateurs, sans le lobbying de l’Admical, la loi de 2003 n’aurait sans doute pas vu le jour. Un point de vue que ne partage pas l’entourage de Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture. « Dans son habileté, Rigaud cherche à réorienter le fil de l’histoire. Or, sur la loi de 2003, la contribution de l’Admical est loin d’être essentielle. Évidemment que son action n’est pas étrangère à l’évolution du mécénat, mais de là à dire qu’elle fut instrumentale, c’est un raccourci », grogne un proche du dossier. « Rigaud est un coucou qui s’est approprié un sujet, alors qu’il n’est pas du tout intervenu dans l’élaboration de la loi », conforte un familier. Tout en poursuivant sa carrière administrative, puis en entreprise, ce suractif s’est impliqué dans la vie culturelle comme administrateur du Festival de Cannes, ou comme président du fonds régional d’art contemporain (FRAC) Aquitaine, dont il démissionne en 2006, avant le terme de son second mandat. « Quand il est arrivé, j’ai eu très peur. Il avait pour mission de me mettre dehors ; il m’a toutefois fait confiance. Il a fait avancer le FRAC par sa connaissance de la vie associative, sa compétence républicaine, relève Hervé Legros, alors directeur du fonds. Rigaud tenait à ce que le choix du comité technique, en matière d’acquisition, ne soit pas remis en question par le conseil d’administration. Sans jamais les fâcher, il a fait comprendre aux élus que cela n’était pas de leur ressort. »

On peut s’étonner qu’un ancien président de FRAC ait toutefois suggéré, en 2008, dans son rapport sur l’inaliénabilité des collections nationales, que celles des FRAC et du Fonds national d’art contemporain (FNAC) pourraient être déclassifiées de manière exceptionnelle. Visiblement, si l’outil « FRAC » a pu l’intéresser pour son action décentralisatrice, l’art contemporain laisse Rigaud de marbre. « Certains objets sont décrétés comme art alors qu’ils sont dénués de processus créatif. Tout le monde n’est pas Duchamp, constate-t-il. Cela ne me choque pas qu’un FRAC capitalise sur la plus-value d’une œuvre achetée pour acquérir l’œuvre d’un autre artiste. » C’est oublier le signal désobligeant qu’un tel geste adresserait à un créateur vivant. 

Aura intacte
Bien que retraité, Jacques Rigaud siège dans plusieurs fondations d’entreprise. « Il est adulé par tous les administrateurs, remarque Yves Barsalou, président de la Fondation du Crédit Agricole – Pays de France. On compte sur son jugement dans beaucoup de dossiers. » Sans jouer les fantômes de l’opéra à l’Admical, son aura y reste intacte. « Aujourd’hui encore, il est un rouage clé. Il vient de temps en temps à des réunions ou des colloques, mais il s’interdit toute influence directe, précise Olivier Tcherniak. Il reste un combattant acharné autour d’idées qu’il faut répéter tout le temps. Il a conservé une liberté d’action et de parole pour faire la promotion d’un mécénat libre, qui est la manifestation d’une liberté d’entreprendre et de créer. »

Son indépendance lui autorise des jugements acerbes sur le monde politique, « décevant par l’absence de personnalités et l’obsession du court terme, la vulgarité et l’absence de la culture de l’État », ou sur la Révision générale des politiques publiques, « purement comptable ». L’actuel occupant de la Rue de Valois en prend aussi pour son grade. « Frédéric Mitterrand est un homme intelligent, bien élevé, mais l’idée de le nommer ministre de la Culture est bouffonne. Je n’ai entendu aucune grande déclaration ou idée de sa part, souligne-t-il. Passer de « la culture pour tous » à « la culture pour chacun », ce n’est pas vraiment un saut idéologique ! » Ses espoirs ? Il les glisse presque en épitaphe dans son dernier ouvrage, Quand les ombres s’allongent (Éditions de Fallois) : « Continuer à mériter son crédit moral, tenir son rang et rester digne ». Le credo d’une vie. 

JACQUES RIGAUD EN DATES

1932 Naissance à Paris.

1971 Directeur de cabinet de Jacques Duhamel, ministre de la Culture.

1975 Sous-directeur général de l’Unesco. Publication de La Culture pour vivre chez Gallimard.

1980 Fonde l’Admical et prend la direction de RTL.

1981 Préside l’établissement public chargé de mettre en place le Musée d’Orsay, à Paris.

2008 Présente son rapport sur l’inaliénabilité des collections nationales.

2010 Publication de Quand les ombres s’allongent – Petit traité de sagesse et d’impatience à l’usage des générations montantes aux Éditions de Fallois.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°342 du 4 mars 2011, avec le titre suivant : Jacques Rigaud, haut fonctionnaire

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