Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une œuvre de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître du public. François Cheval, conservateur du Musée Nicéphore-Niépce de Chalon-sur-Saône, a sélectionné Drathwerke (1930), une photographie d’Anton Stankowsky.
Weimar, 1930. Anton Stankowski, jeune diplômé de la Folkwangschule d’Essen, entreprend une carrière de photographe. L’exposition “Das Lichtbild”, organisée par Max Burchartz, son maître, ouvre à Munich. La modernité photographique se veut consensuelle. Elle intègre constructivistes et documentaristes : Moholy-Nagy, Hein Gorny, Lotte Jacobi et August Sander se rapprochent. Le nouveau se détermine par une combinaison d’audaces formelles, de notations sociologiques, de descriptions scientifiques et d’attitudes prises à l’avant-garde politique. Dans cette Allemagne déshonorée, désorientée, des jeunes gens comme Anton Stankowski aspirent à mettre en pratique des principes qui, depuis dix ans, imposent la photographie comme l’art nouveau. En 1930, les adeptes de la “Nouvelle Vision” et de la “Nouvelle Objectivité” énoncent, au-delà des expérimentations photographiques, un discours messianique sur la modernité, discours amplement diffusé par les écoles d’arts appliqués.
L’image est la totalité révélée. Par le truchement de l’affiche, par le recours systématique au graphisme, les héritiers du Bauhaus et les contempteurs du Constructivisme pensent faire basculer le monde. Force est de constater qu’appliquée à l’Allemagne des années 1930, ni réellement démocratique et plus vraiment wilhelmienne, cette pédagogie a singulièrement failli. Mais il y a tant de vérité dans ces images qu’il faut bien leur concéder d’exceptionnels dons de prévoyance.
Question d’énoncé ou questions de style, l’histoire de l’art adopte pour cette période des comportements schizophréniques. Délivrée des totalitarismes, elle ne rend compte que des apports formels (les mouvements esthétiques), réduisant la photographie à un répertoire limité de postures (en haut, en bas) ou à la récupération volontaire de l’accident. Dans ce cadre tronqué, notre “auteur”, Anton Stankowski, zélote et expérimentateur de la Nouvelle Vision, correspond à la description de l’artiste moderne saisi par la photographie.
La grammaire photographique des années 1930 est toute ici rassemblée. Les perspectives sont fuyantes, le point de fuite est à chercher dans le hors-champ. Des lignes de matières se juxtaposent et composent des ensembles abstraits et asymétriques. La ligne supplante le dessin, et la lumière chasse le pigment. Le signe devient sujet dans un monde littéralement graphique, enfin libéré des vieilles conceptions artistiques. Grâce au docteur Barnack, le Leica libère le geste du photographe et la photographie s’est faite chorégraphie. À la suite de Rodtchenko, on raille la vieille photographie et son “point de vue du nombril”. Le fil à plomb, les tangentes, les obliques, le nombre d’or révèlent l’expertise et le métier photographique, mais avouent aussi la fascination pour l’ingénieur. Faire résistance aux beaux-arts ou redéfinir les critères artistiques, tels sont les termes d’une contradiction créatrice. À la représentation surannée de la perspective classique, on préférera une frontalité primitive. Décentrer, déformer pour inquiéter et ne jamais laisser l’œil au repos.
Pour Stankowsky comme pour ses pairs, il faut à tout prix faire du nouveau, même si le culte de l’original n’est par ailleurs que la reprise d’anciennes postures, une pose romantique et révolutionnaire.
Le propos est-il aussi avant-gardiste que l’on a bien voulu le dire et surtout l’écrire ? L’omniprésence de l’objet industriel et l’urbain comme unique espace de représentation disent suffisamment la fascination des photographes de l’époque pour ces pures constructions bourgeoises, la mise en place d’une esthétique réellement au service de l’objet, qui n’est que la face abstraite de la marchandise.
Dans ces conditions historiques, surdéterminées, l’analyse formelle des images – la composition et la construction des lignes, la plongée et la contre-plongée – doit laisser sa place à ce que, consciemment ou non, Stankowski nous offre, ou plutôt nous annonce : les indices de la catastrophe.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
François Cheval, conservateur du Musée Nicéphore-Niépce
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : François Cheval, conservateur du Musée Nicéphore-Niépce