LONDRES / ROYAUME-UNI
Art contemporain. Le « vivre ensemble », le « participatif », le « collectif » caractérisent un air du temps.
Des artistes sont nombreux à manier ces vocables, à engager leurs pratiques sous ces bannières, sans que l’on ne puisse toujours démêler la part de naïveté, de sincérité, de stratégie ou de calcul dans leurs incantations. Quant à leurs admirateurs, ils accordent souvent plus de reconnaissance à un engagement sociétal affiché qu’à une proposition artistique.
Tel a été le cas de l’édition 2019 du Turner Prize qui se déroulait parallèlement à une campagne électorale cruciale pour la Grande-Bretagne, celle opposant comme d’ordinaire, Tories et Labour, mais surtout pro et anti Brexit. Quatre artistes (1) étaient finalistes, deux femmes, deux hommes, deux natifs, deux résidents en Grande-Bretagne. Tout se présentait donc bien pour le jury et l’agence de communication. Mais le quatuor a dépassé leurs espoirs en réussissant un coup : vampiriser le jury pour le convaincre « au nom de la vie en commun, de la diversité et de la solidarité dans l’art comme dans la société » de ne privilégier aucun d’entre eux « alors que tant de choses divisent et isolent les gens et les communautés ». Tous devenaient lauréats. Un jeu à somme nulle ?
Affirmer découvrir brusquement l’impitoyable sélection d’un prix, qui refléterait celle de la société, faire un coup d’éclat après avoir accepté de participer à la présélection, relève-t-il de l’innocence ou de la préméditation ? Ces artistes affirment ne s’être jamais rencontrés avant la remise du prix. Naïveté ou sens aigu de la communication, alors ? Comment ce « collectif » va-t-il ou plutôt vont-ils, chacun de leur côté, agir désormais ? Leurs pratiques – comme celles de tous les artistes – sont confrontées régulièrement aux sélections, celles de commissaires d’expositions, de conservateurs de musées, de galeristes, de collectionneurs et du public. Vont-ils et peuvent-ils étendre leur nouvelle règle d’or, faire accepter tous les présélectionnés, tous les candidats ?
Les quatre lauréats se partagent la dotation de 40 000 livres. Celle-ci était déjà négligeable pour Oscar Murillo, représenté par trois galeries Carlos/Ishikawa, puis Isabella Bortolozzi et surtout David Zwirner, « méga-galerie » active à New York, Londres, Hong Kong et Paris. Ses œuvres se vendent vingt fois plus cher, dans un marché devenu spéculatif depuis son adoubement par la Rubell Family Collection, en 2012. Pour lui, compte sans doute davantage la communication habilement et mondialement déroulée autour d’un prix devenu unique dans son histoire grâce à un acte emblématique d’artistes. Quant à un autre finaliste, Lawrence Abu Hamdan, il vient d’être gratifié du Edvard Munch Art Award, généreusement doté de 65 000 dollars. Il n’a pas encore annoncé le partage de la somme.
Dans ces pirouettes, la plus consternante est celle du jury. A-t-il mesuré dans quel embarras son abdication plongeait ses successeurs et les lauréats à venir ? Quel jury oserait couronner en 2020 une seule ou un seul artiste, indifférente ou indifférent donc à la solidarité et adepte de la division ? Cette abstinence est embarrassante aussi pour les émules du Turner Prize, les jurys du Preis der Nationalgalerie (Allemagne), du Prix Marcel-Duchamp (France). Mais, plus fondamentalement, nier ou refuser un choix au nom d’un unanimisme de circonstance est plus qu’une sottise pour un jury, une faute. Dans toute vie, le choix est un moment clé, répété et parfois essentiel. Un jury peut essayer de nous encenser avec le « vivre ensemble », l’écran de fumée ne doit pas masquer la nécessité de devoir toujours choisir.
(1) Lawrence Abu Hamdan, Helen Cammock, Oscar Murillo, Tai Shani
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Turner Prize, l’abdication fautive du jury
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : Turner Prize, l’abdication fautive du jury