Parmi tous les arts, l’un des moins considérés est probablement celui du costume. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que les créateurs de vêtements (seulement féminins, d’ailleurs) soient identifiés comme des artistes.
Et on ne sait presque rien des fabuleux artistes qui habillaient les femmes et les hommes que peignaient Van Dyck, Rembrandt, le Tintoret, Goya et tant d’autres. Pourquoi un tel ostracisme, pour une activité évidemment créatrice, évidemment à la recherche du beau ? Pourquoi parle-t-on à leur propos de « mode », d’une façon dévalorisante, quand, dans d’autres domaines, on mentionnera des « écoles » ou des « courants ».
Sans doute parce que n’était alors reconnu comme œuvre d’art seulement ce qui ne pouvait être vu que de loin et ne saurait être touché. Encore moins porté. L’œuvre d’art était, et est encore, distante, lointaine, hautaine, seigneuriale. Alors que le vêtement, prétendait-on, ne vaudrait que par celle ou celui qui le porte ; il n’aurait de vertu autre que celle de l’accompagnement, de la mise en valeur. Il serait, pensait-on, par nature, annexe, accessoire. De plus, il est fait de matériaux fragiles ; et sa conservation n’a pas été pensée avant le XXe siècle (sauf pour quelques tenues d’opéra ou de théâtre).
Pourtant, rien n’est plus essentiel que le vêtement dans le discours sur le beau. Rien n’est plus fascinant qu’une étoffe, un drap, une coupe. Le vêtement est une œuvre d’art indépendamment de ce qu’il montre ou cache. Il parle par lui-même : il est un langage ; comme toute œuvre d’art, qu’elle soit littéraire, picturale, musicale ou cinématographique, il fabrique un récit. Et celui qui porte tels ou tels vêtements parle à travers eux, autrement que par ses mots.
Aujourd’hui, plus que jamais, le vêtement parle. Et c’est en tant que récit qu’il faut le considérer. Il parle en soi. Et il parle au nom de celui qui a choisi de le porter. Bien sûr, le vêtement est d’abord un art de classe ; il dit tout du groupe social auquel appartient celle ou celui qui le porte. Ou de l’idéologie de ce groupe. Par exemple, porter le voile islamique dans un lieu public est légal, mais cela dit quelque chose de l’ordre du prosélytisme ; et celui qui porte un tel voile doit savoir qu’il délivre un message que la société peut ne pas avoir envie d’entendre. De même, faire porter l’uniforme à l’école, c’est vouloir écrire le récit d’une communauté de destin pour tous les enfants du même établissement, et on peut avoir envie de l’entendre. De même encore, s’habiller d’une façon négligée, c’est dire beaucoup sur l’importance que l’on attache à soi, et au jugement des autres.
Pour que la vie, toutes les vies soient des œuvres d’art, il faudrait prendre au sérieux l’art du vêtement. L’art de se vêtir. Considérer les vêtements comme des œuvres d’art en puissance.
Ce n’est pas seulement une question d’argent. Parfois, dans certaines cultures, on a peu de vêtements, mais de grande qualité, et on en prend grand soin. On les expose, même, à domicile. J’ai encore le souvenir ébloui d’une paysanne du Tamil Nadu (Inde du Sud), au bord de la route, vêtue d’un sari jaune et portant sa pioche. Une des plus belles œuvres d’art qu’il m’a été donné de voir.
Tout cela, naturellement, n’a pas grand-chose à voir avec l’intérêt de l’industrie textile et de celle du prêt-à-porter : une fois de plus, l’art apparaît pour ce qu’il est : révolutionnaire.
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Se vêtir est un art, donc un récit
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°503 du 8 juin 2018, avec le titre suivant : Se vêtir est un art, donc un récit