Société

Que faut-il défendre de la culture française ?

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 28 novembre 2019 - 710 mots

Dans le monde troublé où nous sommes, où la globalisation semble nous emporter vers des horizons inconnus, où tant de forces se coalisent pour rompre toutes les formes de solidarités, où chaque minorité entend faire entendre sa voix, chaque nation ressent l’importance de défendre sa propre identité culturelle.

Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, 1830, huile sur toile, 260 x 325 cm, Musée du Louvre, Paris. © Public Domain.
Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, 1830, huile sur toile, 260 x 325 cm, Musée du Louvre, Paris.
© Public Domain

Comme les autres pays, la France est confrontée à cet enjeu. Pour certains, la menace vient de la culture américaine. Pour d’autres, de la culture chinoise. Pour d’autres, de l’islam. Pour d’autres encore, de ces trois foyers. L’identité de la France est menacée, pensent certains, par la mondialisation ; ou, avancent d’autres, par la construction européenne ; ou encore par la fragmentation, soit le droit à la différence que revendique chaque minorité. Ou bien, annoncent certains, par l’envahissement de peuples venus d’ailleurs, ou encore par un prosélytisme religieux venu de l’intérieur.

À les écouter, la France ne sera bientôt plus, si on laisse faire, qu’un lieu amnésique où les Français auront perdu leur identité et où d’autres cultures, plus vivantes, s’imposeront, se juxtaposeront, se combattront.

De fait, aucun pays ne menace de nous envahir ; et nous ne recevons pour l’instant que moins de 100 000 migrants nouveaux non européens chaque année. Aucun prosélytisme religieux ne fait significativement recette parmi nos concitoyens. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilant. Et il est aussi possible, il faut y prendre garde, que nous soyons un jour menacés par un retour du religieux, qui viendrait remettre en cause nos mœurs et nos valeurs.

D’autres menaces sont beaucoup plus actuelles : nos entreprises, et surtout nos grandes entreprises emblématiques, sont de moins en moins françaises, si on s’en réfère à la propriété de leur capital. Et un jour, elles pourraient déplacer leur siège social hors de France (si elles ne l’ont pas déjà fait) et nommer à leur tête des dirigeants qui ne sont pas français. Et tous ces fleurons de la culture française ne seront plus le véhicule d’une culture oubliée.

Nous sommes aussi menacés dès à présent par la prééminence d’une culture anglo-saxonne, diffusée sur les grands réseaux.

Nous sommes, à l’inverse, menacés par une dynamique de solitude, cause d’une disparition aujourd’hui des occasions d’être ensemble pour déjeuner, dîner, jouer, converser. Passant notre temps, comme les autres, devant des écrans en grignotant des poisons venus d’ailleurs. Une société où le sens du commun s’absentera, au profit d’une juxtaposition de microsociétés narcissiques.

Mais, au fond, de tout ce qui est ainsi menacé, que faut-il défendre ? Que faudrait-il sauver des valeurs de notre passé ? tout ? sûrement pas. En tout cas pas les valeurs qui constituent des moments sombres de notre histoire, quand la France était une dictature, ou un tortionnaire sur tous les continents, ou quand elle était soumise à un conquérant, ce qui fut le cas il n’y a pas si longtemps.

Ce qu’il faut défendre, c’est tout ce que l’Histoire a filtré, sélectionné dans ce passé, faisant de la France une nation unique, très différente de la quasi-totalité des autres nations du monde : une démocratie où chacun doit vivre dans la même langue, le français, quelle que soit sa langue d’origine. Et où chacun doit accepter et vivre les lois de la laïcité, telles qu’elles ont été définies démocratiquement. C’est notre trésor. C’est cela qui constitue notre principal apport au monde. C’est sans doute ce qui est le plus propre à la culture française : une langue, une conception de la démocratie et de la laïcité. Un art de vivre ensemble.

Et donc, avant tout, notre langue : elle est en elle-même porteuse de raison, d’équilibre, de modération. Elle doit, certes, continuer à s’enrichir de mots venus d’ailleurs. Mais on ne saurait tolérer que l’on vive, en France, en parlant d’autres langues, quelles qu’elles soient.

Les autres nations, qui ont choisi de n’être que des juxtapositions de communautés indifférentes, ne survivront pas aux changements du monde. Et c’est tout cela que nous ne défendons pas vraiment. C’est cela qui glisse doucement, sous les coups du monde.

Pour défendre cet art de vivre ensemble, il n’y a qu’une solution : l’enrichir par nos œuvres d’art, nos romans, nos essais, nos films, notre vision du monde, notre goût de la liberté ; nos conversations. Surtout nos conversations.

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°533 du 15 novembre 2019, avec le titre suivant : Que faut-il défendre de la culture française ?

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