Dans le mythe de l’invention de l’écriture rapporté par Socrate dans le Phèdre, Theuth annonce à Thamous, roi des Égyptiens, qu’il a trouvé un remède, un pharmakon, pour aider la mémoire : l’écriture. Mais Thamous lui rétorque que ce remède peut aussi être un poison, en ce sens qu’il peut donner l’illusion du savoir, alors qu’en réalité, on peut lire un texte sans le comprendre, sans se l’approprier et ainsi perdre le savoir véritable.
L’ambivalence du mot pharmakon, remède et poison à la fois, a été soulignée par plusieurs intervenants du Forum d’Avignon (lire p. 18), notamment le philosophe Bernard Stiegler, pour caractériser l’ambivalence de la révolution numérique. Précisons tout de suite que cette ambivalence est propre à toutes les inventions de l’homme. Le problème n’est pas dans l’invention même, mais dans l’usage que l’on en fait. À son crédit, reconnaissons que plus personne, du moins ceux qui ont atteint un certain niveau économique, ne peut se passer de son portable, ou d’un accès à Internet. Bernard Stiegler prophétise que le numérique va permettre aux gens de se réapproprier la musique, la peinture, et de dépasser ainsi le simple stade du consommateur dans lequel ils se trouvent depuis des décennies.
Nathalie Kosciusko-Morizet, naturellement favorable au numérique, c’est son job, a cependant tenu à alerter les participants du Forum sur les risques qui pesaient sur la neutralité du Net. Les fournisseurs d’accès à Internet qui proposent du contenu pourraient être tentés de ne rendre accessible à leurs clients que ce contenu. Apple, dominant sur la diffusion de la musique numérique, pourrait étendre son modèle à la presse, et l’on voit bien que le constructeur californien a tendance à se refermer sur ses seules technologies. Mais le risque le plus important réside bien évidemment dans les moteurs de recherche, en passe de devenir l’unique interface d’accès aux informations, où Google exerce un monopole de fait. Or personne ne connaît l’ensemble de ses critères d’indexation qui font qu’un site apparaît sur les deux ou trois premières pages du moteur, rares étant les internautes à s’aventurer au-delà. Google explique que s’il publiait ses algorithmes, des petits malins en profiteraient ; il n’empêche, Google opère bien une sélection dont les clés restent obscures.
Pour en revenir à Stiegler, son optimisme est discutable. Ce qui distingue les industries culturelles de la culture, sans que cela soit aussi tranché, c’est que les premières divertissent et sont dans l’éphémère tandis que la seconde donne matière à penser. C’était déjà vrai avant le numérique, mais le numérique décuple l’offre de divertissement culturel et les occasions de consommation de cette offre – que l’on pense à l’Internet mobile – au détriment du désir d’une culture plus exigeante et moins immédiate. Alors merci aux lecteurs de ce 630e numéro de faire l’effort de nous lire.
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Pharmakon, remède et poison
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°630 du 1 décembre 2010, avec le titre suivant : Pharmakon, remède et poison