L’œuvre - Dans une immense salle baignée de lumière noire, trente-six lits ont été renversés puis suspendus par les pieds au plafond ; soit neuf rangées de quatre lits tubulaires alignés au cordeau. Au sol, l’artiste a disposé de grands bols transparents contenant de petites balles. Sous la lumière noire, les lits deviennent bleus, la couleur du rêve. L’ensemble évoque une chambre de pensionnat sous laquelle déambulent des visiteurs en état de songe. À moins que cela ne soit le contraire, et que les visiteurs soient l’objet des rêveries des enfants que l’on devine endormis dans leur lit… De l’art du renversement. Le Grand Sommeil, titre de cette installation immersive, fut la deuxième exposition inaugurale du Mac Val, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, en 2006. Elle fut un choc pour nombre de visiteurs qui, comme nous, furent littéralement séduits par sa capacité à nous transporter, à nous émouvoir, mais aussi par sa beauté. Pour ma part, Le Grand Sommeil tient du chef-d’œuvre, ces mots n’étant pour une fois pas trop forts. Mais qu’en reste-t-il quinze ans plus tard, après la parution, le 10 janvier 2021, de l’enquête du journal Le Monde visant son auteur, le plasticien Claude Lévêque, accusé de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs ?
Récurrent dans la littérature et le cinéma, le débat s’invite donc aujourd’hui dans le champ des arts visuels : peut-on dissocier une œuvre de son auteur ? La question hante la critique dès qu’elle s’approche de Lewis Carroll, Roman Polanski, Louis-Ferdinand Céline… L’auteur de Voyage au bout de la nuit et de pamphlets antisémites, autrement dit du meilleur comme du pire, dut être exclu en catastrophe des célébrations nationales de 2011. D’un côté, l’art, donc ; de l’autre, la morale, avec cette question insoluble : peut-on être génial quand on est un salaud ?
Pour les arts visuels, ce sujet concernait, jusqu’alors, des artistes morts, comme Balthus et Gauguin. En 2017, le Metropolitan Museum de New York dut ainsi répondre à une pétition lui demandant de retirer de ses cimaises le tableau Thérèse rêvant (1938) de Balthus – qui n’a jamais été accusé d’agression –, jugé « pornographique » par les pétitionnaires. La même année, c’est la sortie du film Gauguin, voyage de Tahiti, d’Édouard Deluc, qui ranima le débat sur l’âge des compagnes et modèles de l’hôte de la « Maison du jouir ». De fait, la Tahitienne Tehamana avait 13 ans lorsqu’elle « épousa » Gauguin…
L’auteur - Cette fois, c’est différent. Les œuvres qu’il convient de regarder ne sont plus encapsulées dans le passé, avec l’argument habituel du « Avant, c’était différent ». Elles appartiennent au présent de notre regard, comme au présent d’un artiste « majeur de la scène française et internationale », longtemps soutenu par le marché et les institutions. Né en 1953 à Nevers, Claude Lévêque a bâti son œuvre autour de la question de l’enfance (la sienne et la nôtre), la nuit, la violence, la transgression. Certes, il a raté nombre de dispositifs, à l’instar du Grand Soir (le pavillon français de la Biennale de Venise, 2009) et des Saturnales (Opéra Garnier, 2019), tous deux fautifs de cynisme décoratif. Mais il a aussi visé juste lorsqu’il a conçu Le Grand Sommeil, pour le Mac Val en 2006, et Mort en été, pour l’Abbaye royale de Fontevraud en 2012, puissante vague de lumière rouge devenue un incontournable de la visite du monument. Alors, la question se pose : ces œuvres réussiront-elles à conserver leur aura auprès du public ? On peut en douter, comme on peut douter que les musées et les institutions continueront de les exposer sous la pression, de plus en plus forte, des réseaux sociaux, des médias et du milieu de l’art – la ville de Montrouge s’est refusée à retirer le néon Illumination, écrit dans une cursive enfantine, installé depuis novembre sur le toit du Beffroi, mais pour combien de temps ? Les musées d’art moderne et contemporain de Strasbourg et de Genève n’ont d’ailleurs pas attendu pour décrocher les œuvres du plasticien, alors même que l’enquête est en cours, que l’homme n’a donc pas été jugé et qu’il a le droit, par conséquent, à la présomption d’innocence. Une enquête dont on se demande quel statut elle attribuera aux installations, à l’instar du Grand Sommeil ou de La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues (1984), trois tipis d’Indiens entourés de sept bustes d’enfants baignés de lumière : œuvres d’art ou pièces à conviction ?
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L’œuvre & L’auteur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : L’œuvre L’auteur