FRANCE
Trahison ! En 1989, la décision d’Emmanuel de Margerie de prendre la présidence de Christie’s Europe pour armer la maison de ventes britannique en vue de conquérir le marché français avait provoqué un choc.
Ambassadeur de France, il avait été aussi, de 1975 à 1977, directeur des Musées de France. Plus de trente ans après, dans un pays où les fondations privées se sont multipliées, où les institutions publiques s’allient de gré ou de force avec le marché, où le mécénat pallie la baisse des subventions, le transfuge d’alors apparaît comme un pionnier. Les transferts sont devenus monnaie courante, la récente nomination de la présidente du Palais de Tokyo à la direction générale de Pinault Collection le confirmant. Dans le même temps, un autre dogme est tombé : ne pas présenter dans des expositions institutionnelles des œuvres sur le marché. Les musées d’art moderne et contemporain, les centres d’art ne travaillent plus sans « le soutien » des galeries. « Monumenta » au Grand Palais n’existait pas sans le « concours » des galeristes de l’artiste. De même, les conservateurs n’étaient pas censés écrire des textes pour des catalogues de marchands, la « règle » s’est assouplie. Dans son espace à Pantin, Thaddaeus Ropac présente un accrochage admirable du peintre Alex Katz, le commissaire en est le directeur de l’Institut national d’histoire de l’art.
Au milieu de ces digues effritées, subsiste un îlot, défendu mordicus par des historiens de l’art et des conservateurs : l’inaliénabilité des collections publiques. Mais ce principe, sacro-saint selon eux car érigé depuis l’édit de Moulins en 1566, apparaît de plus en plus en sursis. Il n’a pas un caractère absolu puisque la législation actuelle prévoit la possibilité de « déclasser » des objets après l’avis d’une commission. Une telle commission a été réunie une seule fois, les autres cas ont été réglés par des lois dérogeant au principe d’inaliénabilité. En 2006, le rapport Lévy-Jouyet sur « L’économie de l’immatériel » préconisait l’abandon de l’inaliénabilité et Nicolas Sarkozy exigeait de sa ministre de la Culture une réflexion sur le sujet. Retour de bâton, le rapport Rigaud en 2008 soulignait que « les œuvres n’entrent pas dans un musée pour en sortir, mais pour y rester ». Néanmoins, les récentes restitutions au Bénin et au Sénégal d’œuvres conservées au Quai Branly et celles qui vont suivre bouleversent fondamentalement la donne. L’inaliénabilité des collections publiques était toujours avancée pour s’opposer aux restitutions, notamment aux demandes des héritiers de collectionneurs juifs spoliés pendant l’Occupation ; cela n’est plus possible.
Aux États-Unis, les musées peuvent vendre des œuvres et le font régulièrement. Jusqu’à la pandémie, ils n’y étaient habilités que pour financer de nouvelles acquisitions. Mais l’Association des directeurs de musées a ouvert une brèche en autorisant désormais cette procédure, jusqu’en avril prochain, pour assurer les frais de fonctionnement. Après d’autres, le Metropolitan Museum of Art de New York espère récolter le mois prochain un million de dollars [850 000 €] lors de plusieurs ventes aux enchères. Contrairement à leurs homologues américains, nos musées n’ont pu survivre que grâce à la puissance publique. Le libéralisme en vogue incline peu à croire à la sanctuarisation de ces subventions, vues avant tout comme des dépenses, qui, par ailleurs, n’accordent qu’une part congrue au budget d’acquisitions des musées. Le débat sur l’édit de Moulins va forcément ressurgir. Mais que vendre ? quelle œuvre ? La discussion s’annoncerait passionnante et sans doute houleuse comme elle peut l’être outre-Atlantique. Car se départir d’un artiste oublié, déconsidéré offrirait peu de recettes monétaires, seulement un peu plus de place dans les réserves.
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L’inaliénabilité des collections publiques en sursis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : L’inaliénabilité des collections publiques en sursis