Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci... les passeports de Anne et Patrick Poirier
Fétiche - « Nous gardons précieusement nos vieux passeports datés de 1969. Ils ont accompagné nos débuts en tant qu’artistes. À l’époque, il fallait indiquer sa profession. Moi, j’avais mis architecte, et Patrick, archéologue. On ne voulait surtout pas dire que l’on était artiste parce que ça compliquait trop les choses lorsqu’il fallait justifier notre présence sur un site archéologique. » Le couple de créateurs singuliers que forment Anne et Patrick Poirier est né à la Villa Médicis à Rome où, justement, en 1969, ils ont eu la chance d’obtenir une bourse de trois ans. C’est là qu’ils se sont intéressés pour la première fois aux traces des cultures passées à travers les ruines et autres témoignages archéologiques ou sédimentaires. Et c’est dans ces mêmes lieux que, cinquante ans plus tard, du 1er mars au 5 mai 2019, ils ont été invités à exposer quelques-uns de leurs travaux anciens et récents sous le titre, ô combien évocateur, de « Romamor ». Au demeurant, toujours selon Anne, leurs fameux passeports ont été des compagnons indispensables à leurs pratiques inédites : « À Ostia Antica, par exemple, on avait commencé à faire des moulages en papier sur des monuments, selon une méthode que nous avions mise au point sur les sculptures des jardins de la Villa Médicis. On a été chassé par les gardiens qui nous prenaient pour des touristes indélicats. Mais quand nous avons montré nos passeports à la directrice du site, elle nous a considérés comme de vrais chercheurs et nous a laissés opérer tranquillement. Idem en ce qui concerne Domus Aurea, la maison de Néron, qui était alors fermée au public. Nous avons fait une belle lettre au Ministère du Patrimoine italien qui, en s’appuyant sur nos papiers d’identité, nous a donné carte blanche ! » Les ruines, pour Anne et Patrick Poirier, témoignent de deux moments forts du cycle de la mort et de la renaissance : d’abord, c’est ce qu’il reste lorsqu’une civilisation a connu le déclin et s’est écroulée, mais c’est aussi ce qui émerge lorsque l’on creuse la terre qui les a recouvertes avec l’arrivée d’une nouvelle civilisation : « On ne peut pas effacer ce qui a existé. Malgré tout, rien n’est jamais totalement perdu. Nous sommes le maillon d’une chaîne qui se perpétue. La vie gagne toujours », dit Patrick. Évidemment, les pages de leurs passeports fétiches sont couvertes de visas et de tampons : pays d’Orient, d’Extrême-Orient, Cambodge, Inde, Afghanistan… Beaucoup de lieux devenus inaccessibles pour cause de conflits : « Le voyage conditionne notre production, explique Anne. On a commencé nos balbutiements à Rome, mais c’est à Angkor, où nous sommes allés en 1970, à peine un mois avant que le pays ne soit précipité dans la guerre du Vietnam, que les choses se sont précisées. Ça a été un déclic, ça nous a renvoyés aux ruines qui peuvent surgir à toutes les époques. Nous sommes des enfants de la Seconde Guerre mondiale. Le père de Patrick est mort durant le bombardement de Nantes et moi j’ai été élevée par une mère orpheline de la guerre 14-18 qui en a été traumatisée. Aussi nous intéressons-nous également au cerveau. Cet espace qui renferme les passions humaines. » Elle poursuit : « Pour nous, reproduire des vestiges agit comme la métaphore des différentes couches, conscientes et inconscientes, de la mémoire. » Un sujet brûlant à l’heure où les neurosciences tentent de percer le mystère de nos pulsions fatales. Et où celles-ci semblent se réveiller. Aussi, est-ce par excès d’optimisme ou de pessimisme qu’une œuvre récente du duo représente un vaisseau spatial emportant des livres rares dans la galaxie ?
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Les passeports de... Anne et Patrick Poirier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Les passeports de... Anne et Patrick Poirier