Le Musée de Sérignan consacre au duo d’artistes une exposition qui pourrait préfigurer une rétrospective de leur œuvre protéiforme, métaphore de la catastrophe plus que jamais d’actualité.
Ils sont tout juste sortis des cercles de l’enfer et revenus du purgatoire. Pendant le confinement, Anne et Patrick Poirier ont plongé avec bonheur dans la Divine Comédie de Dante et commencé, à quatre mains, un travail d’illustration du poète florentin qui les a fait renouer avec une pratique figurative longtemps laissée de côté. « Anne n’avait pas dessiné depuis les Arts décoratifs, où son coup de crayon lui valait beaucoup de compliments », raconte Patrick, une étincelle d’admiration dans le regard derrière des lunettes rondes cerclées de blanc. Monture fine et sourire discret, Anne acquiesce. Il a l’allure d’un dandy, elle porte un cardigan noir à pressions BCBG. Ils ont chacun leur style, mais leur élégance est raccord, comme leurs pensées, depuis plus d’un demi-siècle.
« La mémoire en filigrane », l’exposition que leur consacre le Musée régional d’art contemporain (MRAC) de Sérignan offre à travers plusieurs pièces jalons une mini-rétrospective de leur parcours en symbiose, avec quelques impasses et un accent porté sur l’intérêt constant du binôme pour les civilisations du monde méditerranéen et du Moyen-Orient. « Lorsque j’ai commencé à réfléchir à la sélection, je me suis aperçu que beaucoup de gens autour de moi connaissaient leur travail, mais ne l’avaient pas – ou peu – vu «en vrai» », constate Clément Nouet, directeur du MRAC. De fait, la dernière grande exposition des artistes dans une institution française est celle qui se tint en 2016 au MAMC+, le musée de Saint-Étienne. Intitulée « Danger Zones », elle oscillait entre vision d’apocalypse d’une ville asphyxiée par la pollution (Exotica) et échappatoire de science-fiction (Daidalopolis), épilogue futuriste d’une création obsédée par les messages d’urgence émis depuis le passé. Bien que rarement montrée dans l’Hexagone, l’œuvre des Poirier fait pourtant référence. Associée au motif des ruines de l’Antiquité, elle aborde le thème de la mémoire et de la perte, mais aussi la façon dont l’histoire éclaire le présent, tout en se caractérisant par une étonnante variété de médiums et de formats. On peut en avoir un aperçu à Sérignan : maquettes imposantes en terre cuite ou en charbon de bois aux détails minuscules, délicates empreintes de sculptures sur papier Japon, photographies, écritures en néons, tapisseries… Et dessin, donc, avec cet ensemble polychrome de dix-sept œuvres sur papier tout juste sorties de leur atelier de Lourmarin.
Ce n’est pas sans émotion que les Poirier ont, pour leur part, redécouvert à cette occasion OstiaAntica (1972), une maquette de 70 m2 qui n’avait pas été montrée en France depuis 1973. Aussi monumentale que fragile, elle a fait l’objet d’un prêt exceptionnel du Mumok de Vienne, en Autriche, grâce à l’entregent de l’historienne de l’art et co-commissaire de l’exposition Laure Martin-Poulet, dont l’une des missions, depuis 2014, consiste à remettre le duo sur le devant de la scène. Ostia Antica, du nom d’un site archéologique proche de Rome, symbolise le début de leur aventure artistique. C’est la matrice de leur méthode, de leur décision de créer et de signer ensemble, au rythme des voyages et impressions partagés. À l’orée des années 1970, les deux heureux pensionnaires de la Villa Médicis arpentent durant des mois cette cité antique désagrégée par le temps dont ils entreprennent alors, éblouis, un relevé systématique, sans être pour autant scientifique. L’amplitude de leurs pas leur sert de mesure. Ils tracent le plan sur des pages de carnets, prennent des notes, des photos, cueillent des plantes dans ce qui est aussi un jardin extraordinaire. Sans très bien savoir où ils vont, ce qu’ils font, ils suivent leur intuition. Bien plus tard, de retour à Paris, le désir surgit de faire renaître cette ville, cette déambulation à travers les échancrures des ruines qui leur a, par strates, rendu sensible la construction même. En façonnant ensemble cet immense paysage de terre cuite, avec ses rues miniatures, ses murets, ses escaliers éboulés, le squelette de son amphithéâtre, ils souhaitent aussi proposer un terrain de fouilles mentales que chacun pourra à son tour s’approprier pour y projeter ses propres souvenirs, son rapport au dépérissement. L’architecture devient littéralement une métaphore de la psyché, leur expérience personnelle s’effaçant pour mieux se confondre avec un imaginaire collectif. Un collectionneur autrichien acquiert aussitôt cette production hors norme qui lie l’intime à l’universel.
Le temps consacré à cette pièce ambitieuse, leur curiosité appliquée et la passion avec laquelle ils la documentent, la gratuité d’une démarche que ne guide aucune théorie : tout dans leur œuvre témoigne d’un travail « conditionné par notre vie », comme l’explique Anne. Que l’on songe au Journal de Los Angeles (1995), ensemble de 270 pages jaunies à la cire mêlant collages, dessins, végétaux séchés et textes, ou aux Archives de l’architecte (1990) menées en parallèle de l’élaboration d’une de leurs maquettes, le va-et-vient est permanent entre l’intime et le monumental, le quotidien le plus ténu et la scénarisation grandiose. Mais aussi entre leur réflexion – nourrie par la lecture de Giulio Camillo et son concept de Théâtre de la mémoire, de Borges et sa Bibliothèque de Babel, d’Aby Warburg et ses recherches sur l’Atlas Mnémosyne… – et la forme dans laquelle ils la traduisent. Si la distance est toujours de mise, l’humour n’est pas absent dans leur façon de regarder le monde : ainsi des photos retouchées au pastel de Paysages révolus (1974), une série qui joue de l’ambivalence entre album de vacances et critique du tourisme de masse. Reste que le sentiment qui domine est celui de la « fragilité », un mot qu’ils tatouent à l’encre rouge sur des pétales de fleurs qui composent, dans leurs photogrammes, d’émouvantes natures mortes. Leur travail épouse les contours de leur existence, marquée en 2002 par le tragique décès de leur fils Alain-Guillaume.
« Nous sommes très sensibles au hasard et aux rencontres », renchérit Patrick en écho à Anne. À commencer, bien sûr, par la leur. Ils sont tous les deux élèves à l’école des Arts décoratifs quand ils font connaissance. « Un dimanche, au Louvre, j’ai reconnu cette jeune fille blonde assise sur un banc face à un tableau de Poussin, je l’ai abordée », se souvient-il. Les cours des Arts déco les ennuient. Ils tentent chacun de leur côté le prix de Rome, récompensé par une bourse de résidence à la Villa Médicis, habituellement destinée aux meilleurs élèves des Beaux-Arts. Mais ils ne doutent de rien, surtout pas de l’inconnu. On est en 1967. Anne présente avec succès un projet de sculpture ; Patrick obtient un poste de correspondant. Ils séjourneront quatre ans en Italie où ils ne cesseront, par la suite, de revenir, comme à la source. Leurs ateliers, à la Villa, sont côte à côte. Leurs amis s’appellent Annette Messager et Christian Boltanski, un couple d’artistes, comme eux. Mais Anne et Patrick font, très tôt, le choix de faire acte de création commune. Patrick, qui a une idée par jour, « le matin, au réveil », est aussi rapide qu’Anne est réfléchie. Ils se complètent, ils se comprennent. À deux, on est plus forts : l’attrait qu’exerce sur eux l’Antiquité, et la mythologie, dont Anne est férue, les a longtemps fait passer pour des conservateurs. « Des réacs même », assure-t-elle. Et comment Patrick aurait-il pu se sentir proche de la gauche maoïste quand ses voyages en Asie lui avaient offert de partager le quotidien de réfugiés tibétains ? Politiquement et esthétiquement, ils sont en décalage. « Dans ces années-là, en art, on ne parlait pas de “mémoire”, c’était un sujet quasi tabou », rappelle Anne. Quant à la beauté : ils éclatent de rire tous les deux… Chaque époque, sous couvert d’émancipation, a ses conformismes. Et il est assez savoureux de noter combien le motif de l’antique est aujourd’hui redevenu à la mode dans les arts plastiques.
Qu’est-ce qui les a, chacun, constitués comme artiste ? Patrick est orphelin de père. Ce dernier a été tué sous les bombardements pendant la guerre. Disparu sans laisser de trace. Cette absence, pour lui qui a vu sa mère se débrouiller seule dans la France d’après-guerre, a sans doute joué un rôle non seulement dans son désir de créer, mais aussi dans celui d’être deux. Anne, quant à elle, se rappelle avoir grandi en garçon manqué, fuyant dans ses escapades à l’extérieur un foyer assombri par une mère neurasthénique, profondément mélancolique. « Nous construisions des cabanes et des fusées. » Il s’agissait, déjà, de jeux très sérieux : l’un de ses petits camarades deviendra même un des responsables du programme aérospatial Ariane…
Après le Purgatoire, le duo aurait dû, en toute logique, s’atteler au Paradis de la Divine Comédie. Mais ils ont préféré passer à autre chose. « C’était une parenthèse, nous y reviendrons peut-être », disent-ils. Pour l’heure, un nouveau projet les occupe : un échafaudage de vingt mètres de hauteur reprenant à la verticale le plan d’une abbaye, observatoire équipé d’un escalier à mi-hauteur et offrant aux visiteurs de basculer dans une autre dimension du paysage. Et puis il y a, aussi, les journées consacrées à l’Académie des beaux-arts. Anne y a été élue en juin dernier au sein de la section de sculpture et, pour l’heure, les réunions de cette docte assemblée les amusent beaucoup. « Le nouveau secrétaire perpétuel a vraiment envie de faire bouger les choses », souligne Patrick.
Pour Anne, c’est aussi une reconnaissance tardive à laquelle elle ne s’attendait pas, et qu’elle attribue humblement en partie au fait qu’elle est une femme, à un moment où l’Institut cherche à rééquilibrer ses rangs majoritairement masculins. C’est bien la première fois que son sexe aura joué en sa faveur. « Je ne figure jamais dans aucune exposition sur les artistes femmes, ni dans aucun livre sur le sujet. Pourtant, j’en suis une aussi ! », s’exclame-t-elle. À cet instant, on songe à ce photomontage, Patrick – Anne, réalisé en juin 1974, tirage argentique rehaussé de pastel juxtaposant leurs deux visages pour n’en former qu’un seul. On a pu analyser cette posture pionnière comme une façon de se rebeller contre le statut d’auteur. On pourrait aussi bien, aujourd’hui, y voir une réflexion sur la notion de genre. L’œuvre d’Anne et Patrick Poirier, quoi qu’il en soit, n’a pas fini de nous étonner et d’offrir de nouveaux points de vue au gré de ses relectures. Et si le temps érode inexorablement les contours de notre culture, celle-ci abrite cependant désormais leur œuvre commune.
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Anne et Patrick Poirier, les éternels pionniers
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Anne et Patrick Poirier, éternels pionniers